Le Monde
23 janvier 2000

William Sheller, le mélomane de variétés
(par Bruno Lesprit)



Il écrit, paroles et musiques, des chansons qui swinguent, des élégies pour violoncelle. Enfant illégitime de Bach, de Barbara et des Beatles, William Sheller sort d'un long silence.
Portrait d'une pop-star en queue de pie.



Depuis Albion (1994), cri d'amour au rock anglais, la voix de William s'était éteinte au disque. La rumeur d'une crise d'inspiration enflait, alimentée en 1998 par la compilation Tu devrais chanter. Sur la pochette, ne voyait-on pas Sheller, mine contrite, ensablé aux deux-tiers sur une plage ? Un plaisant concert solo à l'Olympia ne rassurait pas davantage : l'intéressé ressassait ses succès à la manière de l'album Sheller en solitaire (1991), sa plus grosse vente, avec 700 000 exemplaires écoulés. Sheller, un homme peureux ? "J'avais besoin de retrouver la confiance, d'aller voir les autres pour recevoir un peu d'amour. Les "Victoires de la musique" m'ont tué. Je ne fais pas ce métier pour avoir un buste en bronze dans un square avec un pigeon qui te chie sur la tête !" Vêtements amples dissimulant mal la tension intérieure, baskets aux pieds, fines lunettes rondes au nez, William Sheller vient de quitter sa chambre, dans une villa de La Baule, et revient parmi les hommes avec un nouvel album, Les Machines absurdes.
Le reclus confirme qu'il vient de vivre une petite mort artistique, le trou noir devant la page blanche : "On n'y arrive plus parce qu'on se demande à quoi ça sert. J'étais détaché du quotidien. Quand on ne vit plus comme tout le monde, il n'y a plus rien à partager". La panne d'enthousiasme a été brutalement aggravée par le deuil. Perte de sa mère et de Barbara, celle sans laquelle il n'aurait jamais osé chanter. "Il y a une pudeur à ne pas utiliser certains sentiments qu'on est en train d'écraser. Mais j'ai quand même écrit pendant cette période deux élégies pour violoncelle et orchestre, une symphonie de poche, des quatuors à cordes. Je ne cesse pas de vivre quand je ne chante plus".
William Sheller vient de rappeler sa précieuse singularité. Bloqué avec les mots, il a trouvé refuge dans la composition, aspect moins connu de cette personnalité façonnée par trois cultures, la musique classique, la chanson et la pop. Sheller est l'enfant illégitime de Bach, de Barbara et des Beatles, à la fois vibrion piétinant les pédales du piano sous ses semelles compensées, ce compositeur qui apporte ses partitions aux Concerts Lamoureux, et, image plus populaire, ce conteur intimiste qui met au jour les secrets enfouis de l'enfance. Une pop-star en queue de pie, un mélomane de variétés; un classique et un moderne, usager de l'ordinateur, mais qui ne peut écrire que muni d'une plume et d'un encrier. Cette impureté féconde a été condensée en quatre lignes dans la chanson Symphoman : "Au Jean-Sébastien Snack on le rencontre quelquefois/Il dîne d'un piano-chips et d'un sorbet d'habanera/Il roule en Be Bop a Lula/Il se fout du style, il n'était pas très doué pour ça".
Curieusement, le jazz ne l'a jamais séduit. On partage rarement la passion de son père. William n'en garde que de claustrophobiques souvenirs d'enfance, obligé, à l'âge de cinq ans, de rester sagement assis pendant des heures sur un canapé dans la maison de Cleveland (Ohio), lorsque le contrebassiste Jack Hand recevait le batteur Kenny Clarke ou le trompettiste Dizzy Gillespie. Ces "boeufs" devaient rester secrets. C'étaient les Etats-Unis, les années 50, "l'époque de l'apartheid". Le grand-père maternel, compagnon-charpentier, sera son mentor. Premier choc émotionnel à Garnier : "J'ai découvert les opéras en haut des cintres. J'ai vu les Walkyries du dessus, les machinistes et les musiciens qui courent dans tous les sens... un grand navire".
La musique se confond avec sa vie. Il se met (sérieusement) au piano à l'âge de quinze ans, trop tard pour faire carrière, et rejette déjà "le carcan de l'interprétation". Yves Margat, un élève de Gabriel Fauré, lui enseigne les bases de la composition. Sheller aurait pu devenir un avant-gardiste certainement anonyme mais, au grand désespoir de son professeur, un vent nouveau souffle de Liverpool. Deuxième choc, Revolver (1966), des Beatles. Il lâche tout, y compris Hand, patronyme prédestiné pour un pianiste, pour son nom d'artiste, contraction des poètes Shelley et Schiller.
On a peine à imaginer cet homme de goût habillé par Armani, chevelu jusqu'aux hanches et massacrant des standards d'Otis Redding et des Kinks sur des bases américaines d'Europe. Ce qu'il fait pourtant avec le groupe "The worst", tout en siphonnant de l'essence sur les parkings pour se payer un sandwich. L'expérience, éprouvante, est néanmoins profitable. Il offre My year is a day aux "Irrésistibles". Les droits d'auteur de ce tube surprise, en 1967, sont dilapidés pour l'enregistrement de Lux Aeterna, une messe pour le mariage d'amis, "rééditée en Asie et répertoriée sur des sites japonais comme musique alternative", s'étonne-il aujourd'hui.
Mal engagée avec des formations moribondes, l'aventure croise miraculeusement la route de Barbara. Séduite par la messe, la longue dame brune fait du blond jeune homme vêtu de blanc son arrangeur pour l'album La Louve, en 1973. Sheller emménage pour six mois à Précy-sur-Marne (Seine-et-Marne). A Barbara, il emprunte le goût des villes germaniques et l'emploi délicieusement désuet du vouvoiement dans les chansons. Avec elle, il partagera une mélancolie incurable et une compagne, la solitude : "Elle s'accepte définitivement. On en parlait avec Barbara. La mienne est voulue parce que celle qui prospère malgré l'entourage est pire. La musique isole. Je m'en accommode plus ou moins".
Maître du contrepoint, William Sheller l'est aussi devenu dans l'art du contrepied. La faute à cette scie -Rock'n'dollars- et sa supplique consumériste : "Donnez-moi Madame, s'il vous plaît..." qui le propulse, en 1975, et servira plus tard à vendre des jus de fruits. "Une casserole aux fesses, rectifie-t-il. Ce clin d'oeil à ces tubes de l'époque qui utilisaient trop de mots anglaise a été pris au premier degré. Je me suis retrouvé dans les mêmes émissions que ceux que j'avais singé comme C. Jérome. On m'a dit : "T'es con, tu aurais pu en faire d'autres comme ça. Et Plastic Bertrand a pris ta place"."
Sheller qui, à cette époque, adopte un look voisin de celui de Richard Clayderman, a le vent en poupe. Il enchaîne chansons nobles et sentimentales, musiques de film et oeuvres plus "sérieuses" (un concerto pour violon pour Catherine Lara). Le jeune homme introverti devient une vedette de la nouvelle vague de la chanson française, qui succède à la rive gauche pendant les années 70. La rage, le désespoir et l'engagement s'effacent au profit de la contemplation de soi et de la douceur du spleen. L'anti-américanisme recule grâce à Crosby, Nash and Young. Une pop tranquille à la française émerge. Pop et non rock. Ces trentenaires qui parlent aux trentenaires de sujets graves avec légèreté se distinguent des yéyés qui adaptaient les hymnes rockabilly. Il s'agit ici de concilier la tradition française de la chanson à texte (avec des paroles bien affadies), et la luxuriance des arrangements anglo-saxons. Les pianistes (Michel Berger, dont l'opéra-rock Starmania triomphe, Véronique Sanson), règnent, influencés par le plus important vendeur de disques de l'époque, Elton John.
Parmi eux, Sheller fait rapidement entendre sa différence. Il n'a ni la candeur de Berger, ni le sentimentalisme de Souchon, ni l'extraversion de Sanson. Ses chansons polies (pas de mots grossiers), cachent des oursins. Ses histoires, autobiographiques et universelles (peu de noms propres, le travers de Souchon), prennent place dans un environnement faussement sécurisant pour conter la cruauté de l'existence et les amours laborieuses. Nul ne guérit de son enfance, et Sheller encore moins que les autres. En même temps qu'une éducation permissive, ses parents lui ont légué un sentiment d'abandon. "On ne peut pas être des gens formidables et des parents extraordinaires. Mon père fichait toujours le camp. Mais je ne leur en ai jamais voulu de m'avoir laissé cette liberté. C'est d'ailleurs pareil aujourd'hui entre mes deux enfants et moi, nous formons plus un clan qu'une famille. J'ai une nostalgie de la famille parce que c'est quelque chose que je n'ai jamais connu".
Sheller en trouve une dans l'amitié, celle de Michel Jonasz, de Véronique Sanson. "On se retrouvait en boîte et après c'était la tournée des grands-ducs. Mais c'est fatigant d'être génial avec la poudre blanche. Ça fait mal au nez et ça empêche de dormir. Je commençais à trouver débile cette caricature de l'artiste avec ses parasites autour".
La décennie 80 consacre William Sheller. Jingle du générique de TF1, musiques de film toujours, Olympia à répétition, tournées avec des quatuors, création de la Suite française (1985), avec l'Orchestre national de Montpellier Languedoc-Roussillon, le caméléon continue de se disperser. Chanson de l'année aux Victoires de la musique en 1992, Un homme heureux focalise l'attention (Sheller en solitaire l'accompagne dans la catégorie des albums). Le (très) grand public apprécie à son tour cet homme aux cheveux courts, à la détresse pudique et à l'humour en forme de politesse du désespoir.
Sheller n'ignore pas que certains n'aiment que le classicisme de ses épures. Il prend donc un malin plaisir à bousculer ses arrangements en concert, des ornementations baroques à la pompe wagnérienne, du recueillement acoustique au déluge électrique. "Je ne vais pas me caricaturer pour faire plaisir à quelques-uns. Etre le Charles Dumont des années 90 ne m'intéresse pas". S'il cultive la nostalgie dans ses chansons, son attitude n'est nullement passéiste. Il ne réécoute jamais ses disques pour la simple raison qu'il ne les possède pas. Mais ses admirateurs peuvent franchir les portes des salles de concert avec des magnétophones. "En Province, les gens ont envie de remporter le souvenir du concert qu'ils ont entendu. L'Olympia, ils s'en foutent".
A trop courir de lièvres à la fois pour décourager les esprits rationnels, William Sheller se serait-il essoufflé ? Fatigué par la comédie du succès, il revient à ses premières amours, prend le temps de retrouver, au piano, Schubert, Beethoven, ("Surtout quand il pleut"), Mozart, Chopin ("Un Prélude pour les coups de blues, le soir"). Si le changement est pour lui une nécessité, ses goûts classiques ont peu évolué : "Stravinsky et Bach, Wagner pour la musique de films. Deux partitions de chevet : la Turangalila symphonie, de Messiaen, et Le Sacre du printemps, de Stravinsky. La musique contemporaine intéressante est rare. J'aime bien Varèse mais pas Boulez. Cette musique qui était, paraît-il destinée au futur, sonne 1960, il n'y a rien à faire".
Dans son studio mobile de La Baule, William Sheller fait découvrir Les Machines absurdes. Son parcours versatile semble défiler, d'un dialogue piano-basson (To You) à une nocturne trip-hop (Les Machines absurdes), d'une Chine de supermarché (Misses Wan), à la musique de chambre (Parade). Les mots, qui ne voulaient plus sortir, ont réapparu. Marqué par Eluard, Prévert, Cocteau, "le délire, l'anachronisme". Sheller s'est encore amusé avec l'écriture automatique, les expressions toutes faites et les contresens :"J'aime quand on me dit : "Ta construction n'est pas française". Mais le surréalisme c'est cela, placer des mots qui vont donner une troisième image par dérapage de la phrase".
Après Les Machines absurdes et une tournée à partir de février, Sheller le jure, on ne l'y reprendra plus. Il n'envisage pas pour autant , à cinquante-trois ans, de prendre sa retraite. Il prépare avec ses collaborateurs un site internet spécialisé dans les tuyaux pour musiciens, rêve d'émigrer en Angleterre et voit, demain, le chanteur s'éclipser derrière le compositeur. "Les maisons d'édition classique qui fonctionnaient sur des droits de Debussy ou de Ravel ne voulaient pas entendre parler de la musique qui traînait dans les rues, même de qualité. Il y avait le classique et la variété. Maintenant que les droits de ces compositeurs sont tombés dans le domaine public, que reste-il à ces maisons ? La musique contemporaine, qui ne rapporte pas un sou. Le public en a marre d'écouter toujours la même symphonie de Beethoven. De jeunes musiciens veulent jouer la musique d'aujourd'hui ou leurs créations. Voilà une belle alternative à la chanson. Mais attention, je ne me considère pas comme un roi du twist qui veut faire du Bach !"
Si William Sheller mettait sa menace à exécution, ce serait regrettable : peu de chanteurs français auront su émouvoir avec une telle économie de mots et une voix aussi blanche.