Le Figaro
17 janvier 2000

Il sort demain l'album Les Machines absurdes, presque six ans après Albion
William Sheller : "Je veux une maison vide"
(par Bertrand Dicale)



"
J'y ai mis le temps", avoue William Sheller. C'est en 1994 qu'il a sorti pour la dernière fois un disque de nouvelles chansons, Albion; et voici seulement Les Machines absurdes (chez Universal), qui précèdent de quelques jours son départ en tournée (le 29 janvier) et son passage à l'Olympia (à partir du 22 février). L'attente est payée de splendeur : ce nouvel album se situe d'emblée au sommet de l'oeuvre de Sheller. Certaines chansons se hissent très au-dessus des usages courants des variétés, l'écriture des cordes ou des vents est somptueuse, l'utilisation de la machinerie musicale électronique est à la fois novatrice et pertinente... Le chantier des Machines absurdes a été long, car Sheller a continué de chanter en tournée et a écrit de la musique classique (un concerto, des quatuors, que le Quatuor Parisii enregistrera en fin d'année, des mélodies chantées par Françoise Pollet). Puis, enfin, il est entré en studio...


- "A quelle moment sait-on qu'un disque est fini ?"
-William Sheller : "Simplement, j'avais un certain nombre de choses achevées, et qui correspondaient à un disque de chansons. J'aurais pu prendre le temps de faire plus long. Ce disque ne fait que trente-neuf minutes, mais je préfère que ce soit trente-neuf bonnes minutes. J'ai laissé beaucoup de choses sur le disque dur de mon ordinateur, mais qui ne sont pas forcément de la musique de chansons".

- "Qu'est-ce, justement ?"
- "Des trucs symphoniques, des musiques sur lesquelles je n'ai pas pu mettre un texte, ou alors tellement grandiloquent que quand je me mets à chanter on dirait Gilles Vigneault. Mais je les garde : ce sont des morceaux qui ne se démoderont pas parce qu'il n'y a pas de machines. J'ai très peur du son des machines électroniques, qui est toujours très daté. Avec des sons d'usine, on ne fait pas une musique qui part de l'imagination, mais de ce qu'une machine peut faire. C'est comme faire de la peinture avec la couleur qui sort du tube".

- "Ce que vous faites ressemble parfois plus à des pièces orchestrales avec chant qu'à des chansons" :
- "J'ai du mal à faire refrain-couplet-refrain. J'aime bien qu'il y ait vraiment de la musique, qu'il se passe tout le temps quelque chose, qu'on ait envie d'aller plus loin dans la musique. Et ce n'est pas que dans la chanson que j'aime cela : c'est pareil pour mes pièces instrumentales. Si, dans un film, il n'y a pas régulièrement un élément qui relance l'attention, on retombe dans le petit cinéma français avec des gens en pull-over qui ont des problèmes psychologiques dans leur cuisine. J'aime que la musique, comme le théâtre, soit un art dans lequel intervient profondément la notion de durée, qu'il faille du temps pour la voir se dérouler dans toutes ses dimensions. On paie la musique d'un peu de sa vie : il faut dépenser des minutes pour savoir si on l'aime ou si on ne l'aime pas. Alors, on n'a pas le droit d'enquiquiner les gens. A force d'écouter de la mauvaise musique, on a peut-être perdu des années de notre vie, si on additionne".

- "Vous repartez donc en tournée avec vos vingt musiciens classiques" :
- "Je ne les lâche pas, ils sont trop bien ! J'aime mêler les instruments de différents genres, le pianiste joue classique, mais peut improviser du jazz. C'est parfait pour jouer ma musique comme je l'aime. Il y a des phrases qui sont classiques, et, deux mesures après, la formulation tient plus du blues. C'est cela qui est intéressant avec des musiciens belges. Le pays est petit et les musiciens n'ont pas les moyens de se consacrer à des chapelles. S'ils veulent gagner leur vie, ils doivent savoir aussi bien faire du classique que du bastringue".

- "Vos chansons sont peuplées de maisons vides, de femmes absentes depuis longtemps. Vous ressemblez à ce personnage ?"
- "C'est ressemblant, oui. Des maisons vides, il y en a beaucoup, oui. Elles sont vides à la base : on peut y venir, mais j'ai besoin d'un territoire totalement vide. Une pièce ne suffit pas, il me faut une maison entièrement vide, un silence total. Il y a des moments où ce n'est pas drôle à assumer, mais c'est comme ça qu'on vit le mieux avec moi. Je m'y suis fait. Et puis je parle des absences d'il y a quelques temps, parce que les absences récentes, ça a besoin de se digérer. A part la théologie, je serais prêt à être moine. Je suis infernal".

- "Infernal?"
- "Absent. Je ne suis pas Diogène, j'aime bien les gens, mais dans le quotidien, il est très difficile de venir dans mon territoire. Il vaut mieux laisser l'ours dans sa cabane, ne pas venir me mettre un doigt dans l'oreille quand je suis devant l'ordinateur. Mais je ne suis pas complètement sauvage, je vis avec mon fils, j'ai un petit-fils depuis un an. Je lui ai acheté un piano en plastique, il passe son temps à taper dessus... Les parents sont contents !"

- "Vous n'avez jamais caché que chanter, ce n'est pas ce que vous préférez dans ce métier. Vous n'avez pas la tentation de faire chanter vos chansons par d'autres ?"
- "Faire reprendre mes chansons ? Oh non, ça ne se fait pas, où alors de façon tellement...[Il lève les yeux au ciel] A la radio, j'ai entendu de ces reprises récemment. J'ai envie d'écrire pour d'autres, de travailler sur mesure. Je vais écrire pour Birkin. Et ce serait bien avec Florent Pagny, qui a une voix et qui pourrait faire des choses que je ne peux pas faire".