Le Nouvel Observateur N°1835
6 janvier 2000

De Lully à Prévert
Sheller du temps
(par Sophie Delassein)



Un nouvel album, dont il dit que ce sera le dernier, suivi d'un récital à l'Olympia : l'homme-orchestre de la chanson française revient après six années d'errance mais aussi de souffrances. Sophie Delassein l'a rencontré.


William Sheller est un artiste aussi singulier qu'insaisissable, le cauchemar des colleurs d'étiquettes. Ce compositeur doué d'ubiquité explore tous les genres musicaux sans restriction et toujours avec majesté grâce à une connaissance précise de l'écriture musicale et des bases rigoureusement classiques que lui a enseignées naguère son maître de musique. Ainsi, son nom peut aussi bien apparaître sur le livret d'une symphonie, d'un quatuor, d'un concerto pour violoncelle et orchestre, au générique d'un long métrage, d'un spot publicitaire ou en lettres rouges sur la façade de l'Olympia à l'occasion d'un concert de pure chanson française. Lorsqu'il donne un récital de ce type, là encore il est impossible d'en prédire le contenu : Apparaîtra-t-il seul au piano, accompagné d'un orchestre symphonique ou entouré de machines aux sons futuristes? Car côté chanson, ce chercheur à l'ouïe délicate et savante n'en finit pas d'inventer et de se renouveler, produisant tour à tour des morceaux rock ou tendrement mélodieux.
Six ans après Albion (paru en janvier 1994), Sheller revient en force avec Les Machines absurdes, son neuvième album, peut-être le dernier. Dans cet ensemble de dix chansons -toujours nobles et sentimentales-, des instruments acoustiques et électroniques se côtoient sans heurt. Quant aux textes, ils sont poétiques et surréalistes. Ils regorgent de belles trouvailles. On y voit, comme dans nos rêves délirants, un chemin qui passe "entre le diable et le vent", "un pantin qui se brûle aux chandelles", "des yeux de mauvais ange", "des millions d'étoiles qui dansent dans le ciel comme un cerceau".


Le Nouvel Observateur : "Qu'avez-vous fait de votre temps ces six dernières années?"
-William Sheller : "Je suis longtemps parti en tournée puis j'ai écrit une petite symphonie, des pièces pour piano, des mélodies pour soprano, etc... Mais à un moment j'ai été forcé de tout arrêter parce qu'un jour, en rentrant de vacances, ma mère m'a annoncé qu'elle était atteinte d'un cancer. J'ai vécu des moments difficiles, il fallait que je l'accompagne. Aujourd'hui, elle n'est plus là mais j'ai encore mon père, et une fois la tournée achevée je compte bien aller le rejoindre en Floride, où il habite. Nous nous voyons peu en raison de la distance mais nous communiquons régulièrement par internet; nous nous envoyons des mails et nous nous parlons en direct par caméras interposées. Techniquement, ce n'est pas encore parfait mais c'est tout de même plus chaleureux que de s'envoyer des photos".

- N. O. : "Vous venez juste de terminer cet album, dans quel état d'esprit êtes-vous?"
- W. Sheller : "Libéré!"

- N. O. : "Vous vous êtes longtemps isolé pour le composer ?"
- W. Sheller : "Non, au contraire j'ai pris tout mon temps. Cet album s'est fait au fil des mois, progressivement. D'ailleurs, ce n'est pas un album mais plutôt un recueil qui rassemble des instants de vie. Je préfère travailler de cette manière plutôt que de m'enfermer pendant six mois. Grâce à cette formule, il n'y a pas de déchet parce qu'elle me permet de ne conserver que le meilleur, et le résultat est à mon sens plus dense, plus pur. Je travaille de cette façon depuis 1990, en prenant soin d'aller me balader dans d'autres univers musicaux pour me ressourcer. Il n'y a pas que la chanson dans ma vie !"

-N. O. : "Quel est pour vous le point de départ d'une chanson ?"
-W. Sheller : "C'est la musique parce que je ne suis pas un auteur. J'ai des flashs assez confus, comme une mélodie toute faite, un morceau qui existerait déjà. Ces notes peuvent me traverser l'esprit à n'importe quel moment; à table avec des amis, dans le train ou en improvisant au piano. Attention, je n'hallucine pas ! Elles me passent mystérieusement par la tête alors je les écris sur mon ordinateur ou sur papier et je les chantonne. Ensuite il faut travailler, creuser pour trouver le début et la fin, pour lier le tout. C'est un peu à cause de ces visions musicales que j'ai été amené à m'intéresser à la voyance car si je peux entendre un morceau sans trop savoir d'où il vient alors il est tout à fait possible que d'autres entrevoient des images qui n'existent pas encore. La composition est entourée de ce mystère qui m'étonne et me séduit toujours".

-N. O. : "Si, comme vous le dites, vous n'êtes pas auteur, pourquoi ne pas confier les textes à d'autres?"
-W. Sheller : "Parce que les auteurs de chansons n'ont aucun sens de la musique ou très rarement, ils ne savent pas placer convenablement le français sur la mélodie de manière à ce que ça coule comme la conversation. J'ai toujours eu des soucis avec eux. Et puis, il y a tellement de mots qui m'écorchent la bouche comme "Je t'aime". Je suis incapable de balancer "Je t'aime" sur scène par exemple !"

-N. O. : "Mais dans la vie vous pouvez !"
- W. Sheller : "Là, oui je peux dire "Je t'aime" mais enfin la porte grince avant de s'ouvrir, ce n'est pas gagné d'avance. [Rires] Mais pour revenir aux paroles de mes chansons, il m'arrive de corriger un texte tout en l'interprétant sur scène parce que tout à coup je trouve le mot qui me manquait au moment d'enregistrer le disque. Alors je le garde... Ce n'est pas grave?"

-N. O : "Non, mais alors vous écrivez très difficilement !"
-W. Sheller : [Soupir] "Il faut vraiment que je m'attache à ma table. Je me demande toujours ce que je vais bien pouvoir raconter. Au départ, c'est comme une musique de film, j'ai de vagues images qui me viennent à l'esprit; j'ai la mélodie, les personnages, mais il manque les dialogues et comme je ne suis pas auteur, je n'ai pas d'inspiration, je n'écris pas au fil de la plume. Alors j'imite les poètes que j'aime, ceux qui s'inscrivent dans la veine surréaliste comme Eluard, Cocteau ou Prévert".

-N. O : "Vous pourriez emprunter quelques textes à Brigitte Fontaine, elle a l'esprit suffisamment surréaliste pour vous plaire !"
-W. Sheller : "Oui ! Brigitte Fontaine est divine mais c'est l'exception".

-N. O : "Mais vous finissez tout de même par être satisfait de vos paroles ?"
-W. Sheller : "Oui, sinon je ne pourrais pas les chanter. Mais je ne suis pas un chanteur non plus, c'est-à-dire que je ne suis pas capable d'interpréter n'importe quoi de n'importe qui. Ce que je chante est vécu".

-N. O. : "Il est de plus en plus difficile d'entrer dans votre univers. Ne seriez-vous pas passé du surréalisme à l'abstrait ?"
-W. Sheller : "C'est vrai que mon écriture devient très abstraite. Mes textes parlent moins du quotidien mais c'est sans doute parce que j'ai moins vécu ces derniers temps. Je sais qu'en écoutant mes chansons on a le sentiment d'arriver après le début et de partir avant la fin. C'est un monde en flottement, en suspension à l'intérieur duquel on peut vivre des émotions, des instants sous opium. Mes chansons n'ont pas la vocation de raconter que la vie va mal et je n'ai pas non plus de conseils à donner. Le public ne sait peut-être pas trop ce qu'il a vécu en écoutant une de mes chansons mais il a certainement passé un moment agréable. J'ajoute que je me dirige de plus en plus vers la musique et de moins en moins vers le mot. Il est probable que cet album soit le dernier, c'est ce que je me suis dit en le terminant. Je n'ai plus très envie d'écrire des chansons. Et puis, quand j'entends les tartignoles qu'on nous passe en boucle à la télévision, je me demande si le public écoute vraiment les textes".

-N. O. : "Prenons Les Machines absurdes, la chanson qui donne son titre à l'album, que raconte-t-elle ?"
-W. Sheller : "Chaque fois que j'écoutais la musique, je voyais de l'eau, c'était une mélodie aquatique, comme s'il faisait froid. La première phrase que j'ai trouvée, c'était : "J'ai rêvé un soir de solitude". Et me voilà embarqué dans les rimes en "ude". [Soupir et rire.] J'ai alors écrit : "J'ai cru voir avec incertitude des machines absurdes" tout simplement parce que j'étais en train de me bagarrer avec l'ordinateur, et puis j'apercevais de grosses mécaniques massives comme celles que l'on peut voir dans Star Wars".

-N. O. : "Et Athis? Encore un titre et un texte mystérieux !"
- W. Sheller : "En général, quand je prépare les morceaux sur l'ordinateur, au lieu de noter "musique n°1", je leur donne tout de suite un titre. Il se trouve que je venais de lire un ouvrage sur Jean-Baptiste Lully, c'est lui qui m'a inspiré ce titre provisoire. Puis je l'ai conservé en me disant qu'après tout une chanson, c'est comme un tableau, on n'est pas forcé de prendre un mot ou une phrase du texte pour lui donner un titre. Et j'ai écrit les paroles en me souvenant que, lorsque j'étais enfant, je me demandais toujours si les miroirs continuaient à réfléchir lorsqu'il n'y avait plus personne dans la pièce ou si les livres étaient toujours imprimés lorsqu'on les refermait. Dans cette chanson, c'est un peu pareil : tout se passe autour d'une fenêtre, en dehors de ce lieu il n'arrive rien".

-N. O. : "Vous oscillez sans cesse entre musique classique et électronique. Musicalement, qu'en est-il de cet album ?"
-W. Sheller : "J'oscille parce qu'il n'est pas question de me cantonner à un seul genre. Ce serait comme un cuisinier qui ne ferait que des hors-d'œuvre. Est-ce qu'il dérouterait sa clientèle en lui proposant autre chose? En ce qui concerne cet album, je ne me suis pas posé la question. Parade est plutôt classique puisqu'il a été écrit pour un orchestre. To you est composé pour être joué par un piano et une basse. Mais il y a d'autres morceaux entièrement réalisés avec des machines. Dans ce cas, je fais en sorte qu'on ne les entende pas, ou du moins qu'on ne se pose pas la question même si on perçoit fatalement qu'il ne s'agit pas d'instruments acoustiques. Elles n'agressent pas l'oreille. Avec les machines, on ne fait que des choses que l'on connaît déjà, on ne peut pas inventer des sons. Mais avec l'expérience je me suis enhardi, je cherche justement à inventer des sons comme une clarinette mais qui serait un peu déformée car le piège est de se servir uniquement de ce qu'elle a dans le ventre et qui vient directement de l'usine. Au contraire, il faut tenter d'entrer à l'intérieur de la machine. C'est très intéressant".

- N. O. : "Ces dernières années, vous êtes beaucoup resté chez vous, vous devez particulièrement appréhender le moment de monter sur scène..."
-W. Sheller : "C'est une question vache, je n'osais même pas me la poser. J'ai toujours le trac avant de monter sur scène, même quand j'y étais la veille. Au moment de passer les coulisses pour arriver dans la lumière, j'ai en tête l'image d'un gant qui se retourne. Tant que l'on est pas sur scène, on reste M. Tout-le-Monde qui se demande comment il va aller chanter devant des milliers de gens. Cela revient à prendre quelqu'un dans la rue et à le pousser sur scène. On ne réalise pas combien c'est effrayant. J'ai entendu dire que Brel vomissait ! Moi je tourne en rond, j'ai les mains qui transpirent et surtout je ne me souviens plus de rien : ni des paroles ni des musiques. Et puis, une fois passé les coulisses, je suis comme aspiré par le public et poussé vers le bord de la scène. C'est très spécial : on sort de la solitude, de son chez-soi pour aller chercher une personne et on en trouve 3000 !"

-N. O. : "Parce que le reste du temps vous êtes très seul ?"
-W. Sheller : "Inévitablement ! Lorsqu'on est artiste, ce n'est pas une faveur que de demander à quelqu'un de partager sa vie car on a constamment la tête ailleurs et l'autre se sent abandonné. Je me suis déjà frotté à la vie à deux puisque j'ai des enfants et un petit-fils qui a 1 an. Mais au quotidien les femmes sont très difficiles. Une femme, c'est comme l'eau, ça s'infiltre partout et ne me laisse qu'un tout petit espace pour vivre. Elles sont formidables mais tout de même, quand il y en a une dans ma maison, j'ai envie d'aller me cacher dans un placard. Elles me font terriblement peur. Alors, à présent, j'habite tout seul dans ce grand placard et c'est bien mieux ainsi !"

Les Machines absurdes (Mercury/Universal).

Né le 9 juillet 1946, William Sheller quitte l'école en classe de troisième pour se consacrer à la musique et préparer le conservatoire. Mais, au sortir de l'adolescence, il bifurque après avoir découvert les Beatles. Plus tard, en 1975, encouragé par Barbara, il devient auteur, compositeur, interprète. Depuis Rock'n'dollars, son premier succès, Sheller collectionne les disques d'or.