Platine N°54
octobre 1998

Nicoletta
Sheller
L'accord parfait...

(par Eric Chemouny)

Après une tournée gospel, la pionnière des chanteuses de blues a retrouvé son ami William, le temps d’un album riche en nuances et tout en Connivences. Faut-il y voir la preuve que, quand la lumière et l’énergie rencontrent l’ombre et la mélancolie, cela peut donner naissance à un arc-en-ciel mélodique ?

 

WILLIAM SHELLER

- « Qu’est-ce qui vous a décidé à travailler pour Nicole ? »
- «C’est une amie depuis mes débuts en 1975 (NDLR : le premier 45 t Couleurs date en fait de 1968).  L’an dernier, elle m’a annoncé vouloir faire un nouvel album, mais je la sentais hésitante, ne sachant pas avec qui le faire. Je me suis décidé, car en studio, elle a vraiment besoin d’être soutenue, ce que certains musiciens, pas toujours diplomates, ne comprennent pas. »

- « Vous sentez-vous l’âme d’un pygmalion ? »
- « Avec la forte personnalité de Nicole, c’est impossible !  [rires]. Nous voulions simplement nous amuser et nous laisser guider par nos envies de sons nouveaux. L’écriture de cet album s’est faite à la maison, en copains. C’est justement pour ne pas trop imposer ma griffe, que je me suis abstenu d’écrire tout l’album. Il a aussi été co-réalisé avec Yves Jaguet (cf. Obispo). Je me suis contenté de la soutenir en cabine, lui mimant parfois les textes. C’était marrant. Ce n’est pas un album de Sheller pour Nicoletta, même si ce genre de pratique est à la mode. »

- « Quelles sont, selon vous, ses principales qualités ? »
- « Elle est humaine avant d’être star, instinctive, généreuse. Trop parfois. Elle est curieuse, enthousiaste… Loin d’être aigrie, elle est toujours prête à rigoler. En studio aussi d’ailleurs, au point qu’il faut parfois l’arrêter de "tchatcher". Elle vit vraiment les histoires qu’elle raconte et sur scène, elle fait très bien passer ces qualités, qui la différencient des instruments vocaux canadiens, certes dotés de magnifiques organes, mais tellement glacés ! »

- « L’idée d’un duo s’est-elle présentée ? » 
- « Bien sûr. Mais il s’agissait avant tout de son album. Faire un duo avait un côté ouvertement commercial qui ne nous convenait pas. Ceci dit, sur mon prochain album, je reprends une de ses chansons : Mrs Wan. »

- « Ecrire pour une chanteuse à voix vous permet-il de dépasser vos propres complexes vocaux ? »
- « Certainement, même si elle a beaucoup intériorisé sa voix. Je suis effectivement assez limité vocalement : je ne suis pas un chanteur, mais un diseur, plutôt issu de l’école Barbara. Ecrire pour les autres m’intéresse de plus en plus, d’autant que cela me permet aussi de dévoiler un côté plus léger de ma personnalité. »

- « Vous devez être sollicité par des interprètes plus exposés et vendeurs que Nicoletta… »
- « Pas du tout ! Les artistes travaillant de plus en plus pour eux-mêmes, les interprètes purs sont rares. J’aimerais pourtant beaucoup écrire pour Johnny ou Pagny. J’ai aussi envie de collaborer avec des auteurs comme Zazie. Elle écrit plutôt bien, alors que pour moi, cela reste une galère. »

- « Quel souvenir gardez-vous de la fête que vous avez organisée pour le bicentenaire des Etats-Unis ? »
- « Oh la la !  C’était de la folie ! J’avais organisé une projection de film Tommy des Who en stéréo et sur grand écran. J’avais invité des artistes, des voisins : trois cent personnes ont défilé à la maison pendant trois jours ! On dormait sur les pelouses tant il faisait chaud. Une énorme fête ! Par la suite, avec Nicole, Catherine Lara, Patrick Juvet, nous descendions souvent passer le week-end à Honfleur où on s’amusait comme des fous. Nous formions le Quatuor infernal ! On s’est heureusement calmés depuis. »

- «  Il paraît que l’Homme que je n’aime plus par Marie-Paule Belle était initialement destiné à Nicole… »
- «  Pas exactement. J’avais effectivement fait écouter l’ébauche de cette chanson à Nicole qui l’aimait bien. Un an plus tard, Marie-Paule m’a encouragé à la finir. Comme elle faisait l’Olympia, je lui ai proposé de la chanter au piano. Je ne suis pas sûr qu’elle aurait convenu à Nicole qui a besoin de chansons plus extraverties. »

- « Il y a longtemps que vous ne travaillez plus avec Françoise Hardy (1977 : Drôle de fête ; 1988 : La vraie vie, c’est où ?)… » 
- «  Nous nous voyons moins et comme ni l’un ni l’autre ne sommes du genre à beaucoup fréquenter les soirées, cela ne facilite pas les choses. Elle vit chez elle, s’intéresse à d’autres domaines. Bref, elle mène une vie de femme, alors qu’au fond, des artistes comme Nicole, qui font beaucoup de scène, n’ont pas vraiment de vie d’intérieur. »

- « Après une séance photo commune, vous vous prêtez volontiers au jeu de la promo de cet album. C’est plus facile quand on n’est pas directement concerné ? »
- « Exactement ! Venir parler de mes propres créations m’est très difficile. D’autant qu’aujourd’hui, un artiste qui participe à une émission doit forcément  avoir quelque chose à vendre. Cela me dérange. Nicole a plus de culot que moi pour cela. Je participerais sinon volontiers à des émissions de variété, même si c’est pour me glisser dans une peau d’ours avec un zip ou juste histoire de faire l’imbécile dans une émission sympa ! »

- « Comment pensez-vous que votre public –réputé intello- recevra ce Connivences ? »
-  « Il s’y retrouvera sur plusieurs titres. Je ne crois pas avoir une image intello, même s’il m’arrive de "tournicoter"  les phrases pour les caler sur mes musiques, donnant l’impression de chanter des choses compliquées. Curieusement, quand j’ai démarré avec le Ketchup (NDLR : Rock'n'dollars en 1975), on m’a pris pour un clown, et tout d’un coup, je suis passé pour quelqu’un de triste, enfermé dans sa tour d’ivoire. C’est une image totalement fausse. Peut-être est-ce aussi parce que j’aime travailler pour des instruments classiques, notamment pour des musiques de film ? Ceci dit, j’hésiterais effectivement à faire une chanson marrante, parce qu’ensuite, le public réclame toujours la même chose. »

- «  Vous avez dû interrompre votre propre album. On s’impatiente de l’entendre… »
- «  Je n’ai pas envie de sortir un disque qui me convienne à moitié. Je suis en train d’installer un studio chez moi pour davantage travailler avec des machines, mais plusieurs titres sont déjà en boîte. Il devrait sortir au printemps 1999. Je ne suis pas pressé… »

Propos recueillis le 3 septembre 1998.

 

NICOLETTA

- « Après sept ans de silence discographique sortait J’attends, j’apprends (Vogue, 1995). A qui dois-tu ce retour ? »
- « Je suis restée silencieuse pour des raisons personnelles : je soignais ma grand-mère qui m’avait élevée. Cette pause forcée m’a permis de me ressourcer, de faire le point sur mes échecs et mon divorce. Quand elle est partie, après plusieurs mois de deuil, j’ai repris des forces et retrouvé ma flamme, l’envie de chanter. J’ai fait des maquettes que j’ai fait parvenir aux maisons de disques par le biais de copains, sans quoi personne ne les aurait jamais écoutées. Vincent Lindon en avait une copie dans sa bagnole, qu’il a fait écouter à Bernard Carbonez, patron de BMG. Patrick Bruel m’a aussi beaucoup appuyée auprès de lui. »

- « L’idée d’arrêter de chanter, comme à l’époque Sheila ou Hardy, t’avait-elle effleurée ? »
- «  Pas du tout. Sheila comme Françoise n’ont jamais été des chanteuses à "temps complet", mais plutôt des velléitaires de la scène, avec des périodes très longues de silence scénique, alors que je n’ai jamais arrêté de donner des concerts, indépendamment de mes ventes de disques. Nous n’avons pas envisagé ce métier de la même façon. Je suis ravie du retour de Sheila.  Elle porte en elle un réel enthousiasme qui lui permet de se donner totalement. »

- « As-tu été déçue par les résultats de J’attends, j’apprends ? »
- «  Oui. Quand le disque a été terminé, le PDG a été viré et il n’a plus été le projet de personne. Il s’est trouvé mal distribué. Pour autant, il m’a permis de revenir avec de nouvelles chansons et non avec une compilation. Côté médias, j’ai pu faire aussi le tri de mes soutiens et… des irréductibles. [rires] Ce qui me tenait le plus à cœur était de faire de la scène : c’est la base du métier. Le reste n’est que récupération de l’industrie du disque ou carte de visite. Le seul intérêt de faire des radios, des télés est de donner envie aux gens de te voir sur scène. Aussi, quand on m’a proposé de faire une tournée gospel dans les églises, j’ai sauté sur l’occasion. C’était un vieux rêve et une façon intelligente de faire de la scène sans trop prendre de risques financiers. »

- « Connivences vient de sortir chez Mikado. Pourquoi ce changement de label ? »
- « Je n’en sais rien. C’est une salade interne  à BMG. Je retiens avant tout qu’on m’a donné les moyens financiers de faire un album comme je l’entendais. Je suis heureuse de me retrouver, comme Duteil ou Bachelet, sur ce label qui défend des artistes français dits "adultes".

- « Comment est née l’idée d’un album avec Sheller ? »
- « Il y a longtemps qu’on avait envie de collaborer sur un projet complet. En 1989, nous étions déjà ensemble sur le Quasimodo d’Hervé de Laffond et Jacques Lichevine au Théâtre de l’Unité. William avait mis en musique les textes de Hugo et j’incarnais une Esmeralda en perfecto, tutu de mousseline et escortée d’une chèvre ! On a joué sous chapiteau devant 200 000 personnes. Cela reste un des plus beaux moments de ma carrière, même si ce spectacle ambitieux était, par essence, intimiste. C’était davantage un opéra-rock qu’une comédie musicale comme l’est Notre-Dame de-Paris. Quand je suis allée chanter à Pékin, on m’a reçue comme "l’ambassadrice de Victor Hugo" !  Sur J’attends, j’apprends, William avait fait des orchestrations et offert un titre, Une Chanson pour tous les gens. Connivences est le cadeau d’anniversaire qu’il m’a offert en avril 1997. »  

- «  Du coup, il a du interrompre son propre album… »
- «  Pas vraiment. Il a une façon particulière de travailler. Après trois ou quatre titres, il aime bien s’arrêter, s’immiscer dans d’autres univers pour éviter de se répéter. Dernièrement, il a participé aux concerts Lamoureux qui doivent se jouer à Pleyel. Il m’a expliqué que travailler pour moi le libérait de ses tensions, stimulait sa créativité et le nourrissait d’autres influences. Je pense qu’il va de plus en plus composer ou réaliser des chansons pour d’autres.»

- « Jusqu’ici, il en a peu eu l’occasion, si on excepte Françoise Hardy, Emilie Bonnet (1980 : J’manque de caramels co-écrite avec J-P Dréau) ou Marie-Paule Belle. A quand remonte votre amitié ? »
- « Nous nous étions souvent croisés en télé, mais nous sommes devenus vraiment amis quand il a organisé une grande fête pour le bicentenaire des Etats-Unis. Trois jours de folie ! Depuis, on ne s’est jamais quittés et aujourd’hui, nous sommes même voisins. »

- « Pourtant votre association peut surprendre tant vos caractères ont l’air opposés ? »
- « Je ne dévoilerai pas qui est William. Je peux juste dire que c’est quelqu’un de très généreux, qui aime beaucoup rire, doté d’un humour très fin. Il a une énergie, une opiniâtreté et une force de travail incroyables, qui le conduisent à aller jusqu’au bout de ses envies. Je dis souvent que le talent n’implique pas l’intelligence. William possède ces deux qualités, mais surtout il a l’intelligence du cœur, car il tient toujours ses promesses. J’aime autant l’être humain que le musicien. »  

- « Comment avez-vous travaillé ? Est-il directif, voire sévère ? »
- « On a travaillé en toute affection comme des frères et sœurs. On a véritablement vécu ensemble. J’allais chez lui : on faisait une petite dînette – étant au régime tous les deux- et hop : au boulot ! On cherchait des tempos, des boucles et les mélodies venaient. On faisait des essais avec ma voix et on ajustait les choses au fur et à mesure. J’ai vu les chansons naître à ses côtés comme un petit moussaillon. Il n’est pas du tout sévère, mais simplement net et précis. Son autorité douce et naturelle naît de son savoir et de son jugement très juste. Un jour, me trouvant trop bavarde, il m’a offert une boîte de crayons de couleurs pour que je sois calme et concentrée. C’est joli, non ? Il faut dire qu’ayant découvert le monde de l’informatique avec lui, j’étais très curieuse et toujours sur son dos : je le harassais de questions. Avec ces crayons, on a rempli les pages d’un cahier de bord sur lequel on écrivait tout, jusqu’au menu commandé chez le traiteur chinois du coin ! »

- « Obispo écrit pour Hallyday, Goldman pour Dion, etc : à croire que les interprètes sont devenus obligés de surprouver leur talent en sollicitant des signatures… »
- «  C’est naturel de faire appel à des gens qui ont le vent en poupe et qui écrivent de bonnes chansons. Il y a quelques années, j’ai moi-même sollicité Goldman : il m’a répondu qu’il était très occupé. Mais je n’ai pas "fait appel à William" : c’est lui qui m’a fait un cadeau, comme quand il a réalisé Un homme, à la naissance de mon fils. Et je peux aussi travailler avec des gens méconnus comme Paul Breslin, un Américain qui a composé J’ai eu ma dose et T’en fais pas. »

- «  L’amour qu’il me donne est-elle autobiographique ? »
- «  Oui, elle est dédiée à mon compagnon, Jean-Christophe. Le texte est de Julie Sogni-Daroy, qui me connaît et me comprend parfaitement. Elle avait écrit Je n’vous aime plus pour Rachid Bahri, que j’ai reprise, et je lui devais déjà plusieurs titres sur J’attends, j’apprends. Son écriture est typiquement féminine : quand William a entendu "Pas un rival ne peut me le donner…", il m’a dit en riant : "C’est bien des termes de bonne femme !

 - « Est-ce Jean-Christophe qui t’a incitée à retrouver la coiffure de tes seventies ? »
- «  Non, même s’il préfère effectivement que je porte les cheveux longs et me sermonne quand je vais chez le coiffeur. J’en avais assez d’écouter des imbéciles qui me conseillaient la coupe au carré par rapport à mon âge. »

 - « Disco Queen est-elle un clin d’œil à tes copains gays ? »
- « Bien sûr ! C’était une petite récréation : on voulait insérer une chanson disco et plus rythmée. William a imaginé ce personnage baroque de travesti qui "un jour sera blanc platine". Il a su éviter le côté racoleur du sujet, grâce à son écriture subtile et respectueuse. »

- «  Ton fils Alexandre est assistant promo chez BMG. Composera-t-il un jour pour toi ? »
- « Il y a peu de chances ! Il ne s’intéresse qu’à la techno ! Tout son argent y passe. Il adore réaliser des mixages : une véritable passion ! Je préfère qu’il mène sa route seul, d’autant qu’il est très doué. Il commence par la base, mais il réalisera rapidement son rêve : produire des disques. »

 - « Quels sont les artistes qui te touchent aujourd’hui ? »
- «  J’aime bien Axelle Red, Art Mengo, Patricia Kaas, Florent Pagny, Céline Dion… La façon dont elle nuance sa voix dans les bas-médiums, avec ce souffle, cette retenue, c’est purement phénoménal ! Mais plus que tout, j’adore Maurane qui, comme Véronique Sanson, porte en elle une vitalité époustouflante.»

- « Après trente ans de carrière, qu’est-ce qui fait courir Nicoletta ? »
-  « Simplement le plaisir de monter sur scène, à chaque fois comme au premier jour.  J’ai la chance de pouvoir encore vivre de mon métier : en deux ans, j’ai donné 180 concerts et enregistré un album. Que demander de plus ? »

Propos recueillis le 31 août 1998.