Vinyl N°0
automne 1994

Monsieur Rock Sheller
(par Robin Rigaut)



Solitaire, Symphoman, toujours Ailleurs, c'est avec un malin plaisir que, depuis une vingtaine d'années, William Sheller remonte les modes à contre-courant, nous balade de vignettes lumineuses en comptines obsolètes, « attend dans la foule », « court tout seul » le temps d’un sprint, s’arrêtant, parfois sur quelques « photos-souvenirs », mais gardant constamment «la musique autour de lui».
Eternel novateur,
« il plane comme un jumbo entre les murs du son », et décide aujourd’hui d’abandonner temporairement son piano-solo pour, une bonne fois, transpercer ce mur.
Voyage en
Albion


Depuis quelques jours déjà, soubresauts inespérés dans la quiétude béate d’un paysage musical de plus en plus rongé par la vacuité, à grands renforts de messages-promo, les radios nous annonçaient l’imminence du Nouveau Sheller; un album électrique, promettaient-elles…
Doux euphémisme et surprise de taille pour tous ceux, nombreux, qui découvraient seulement William avec son quatuor à cordes Halvenalf (1984), le symphonique Ailleurs (1989), ou à travers ses étonnantes prestations scéniques Solitaire au piano (1991) ! Car, pour la cuvée 1994, c’est avec un sourire narquois que, contre toute attente, il rebranche les amplis, potentiomètres à fond dans la zone rouge, le Symphoman !
Intro sous bandes inversées, guitare floydienne, voix étouffée, chœurs vaporeux fleurant bon le Width of a Circle de Bowie… Dès les premières mesures de Good bye good bye good, la couleur est annoncée : Back To Seventies !
OK, ça commence à s’émousser sérieux, par les temps qui courent, mais là encore, notre Pierrot lunaire n’a pas attendu la dernière lame de fond pour surfer avec la foule. L’idée le chatouillait depuis plusieurs années déjà, mais le succès aussi improbable que mérité de l’album Sheller en solitaire - lui-même poussé par le simple Un homme heureux- récompensé publiquement par les Victoires de la musique en a repoussé l’échéance de près de deux ans. En effet, publier un album aussi électrique quelques mois seulement après cette consécration acoustique apparaissait psychologiquement impensable et commercialement suicidaire !
Laissant donc son égo et sa Victoire sur le buffet du salon, il s’emmène promener en Albion où personne ne le connaît, condition indispensable à l’élaboration de la nouvelle œuvre. Là, vierge de tout antécédent musical ou artistique, il peut enfin faire ce qu’il veut, comme il veut, avec qui il veut. Pour commencer, à l’instar de Bowie avec Tin Machine, Sheller disparaît dans la masse et se déguise en groupe. Car, ne nous leurrons pas, Albion est bel et bien un album de groupe !
A contre-pied total de cette mouvance «unplugged» (débranché), à laquelle, si l’on juge la prolifération actuelle de ce genre d’enregistrement, chaque star du rock semble devoir se soumettre pour être crédible auprès d’un large public et réconcilier toutes les générations (il vient gratouiller laborieusement dans un studio démuni de tout ampli et toute sono, bien montrer à quel point il peut la jouer nature, sans additif ni colorant…) le nouveau Sheller n’en est pas moins exempt de tout bidouillage multi-pistes et autres fioritures post-production : tout le monde joue ensemble dans des conditions de direct absolu ! Assez de disques hyper-produits bourrés de guest-stars venant chacun leur tour faire leurs trois accords sans s’être jamais croisés  une seule fois dans le même studio…
On prône l’ultra-ligth à tout va ?
Qu’à cela ne tienne… monsieur Rock Sheller et son groupe optent délibérément pour l’ultra-loud ! Avalanche de décibels, dix titres longuement développés (6 min de moyenne, chaque membre s’octroyant son petit quartier libre), guitares au garde-à-vous et effet larsen garantis (la note finale de presque toutes les plages -détail significatif-…), Albion est un torrent de lave en fusion. L’ensemble reste malgré tout très cohérent et l’univers Sheller parfaitement préservé. Excepté I Spy (qui n’est pas de lui), ses mélodies sucrées et ses paroles faussement naïves (Silfax) demeurent identifiables entre mille.
Récréation (re-création ?), il s’autorise même une relecture quasi Zeppelinienne de son glorieux Excalibur ! Ont-ils exhumé le fantôme de John Bonham aux baguettes pour à ce point retrouver cette frappe pachydermique si caractéristique du légendaire dirigeable ? Ligne mélodique inchangée, paroles identiques, durée semblable, cette version diffère nettement de l’originale parue en 1989 (album Ailleurs). Simple : les cordes des violons sont ici remplacées par celles des guitares !!!!
Atterrissage en douceur, histoire de laisser refroidir les amplis, l’édifice conclut sur le bien titré Relâche aux indéniables senteurs Beach Boys (tambourins et chœurs croisés, rien que des Good vibrations…) et sa coda tout droit issue de la fête foraine du coin…
Encore chancelant par ce raz-de-marée sonique, j’examine l’objet en silence et souris devant cette suprême incitation à la fièvre acheteuse : conditionnement 2 CD,  dont un emplacement prévu pour loger le simple Maintenant tout le temps, inédit oblige !
Déstabilisé dans ses étiquettes aux conventions arbitraires, le chroniqueur fulmine sous une poussée d’adrénaline, ne sachant dans quel tiroir classer ce manifeste rock-progressif-post-70-mitigé-grunge-90 et penchera sans doute pour un hâtif Heavy-Metal-Lyrique à moins qu’il n’opte délibérément pour quelque hasardeuse variété-Zeppelinienne (??)…
Qu’importe l’appellation incontrôlée. « Symphoman est né d’un rêve oublié là », Sheller a toujours fui la facilité du prévisible et, prenons-en notre parti, ne sera décidément JAMAIS là où on l’attend !
A nous d’inventer la vie qui va avec comme on dit chez les «voitures à vivre».
La surprise dissipée, Albion est une œuvre bouillonnante de vie, ambitieuse et totalement habitée de l’intérieur, qui ne nous dévoilera ses charmes qu’après plusieurs écoutes. On l’adorera ou la détestera, mais l’étonnement supplantera la tiédeur de l’indifférence. Et, en cette ère de lassitude organisée lentement grignotée par cet incontournable virus du nivellement par le bas, n’est-ce pas là suprême preuve de générosité ?
Hors-bizness…définitivement !