Le Monde N°15291
(27 mars 1994)

-Concerts à la salle Pleyel les 24 et 27 mars 1994-

En concert salle Pleyel
William Sheller, au petit bonheur
(par Anne Rey)



Avec sa veste légère et ses chaussures lourdes comme des caisses, William Sheller trimballe sur scène une image à mi-chemin du gentleman et du teddy-boy. Entre variétés douces-amères et rock lourd comme plomb, entre la solitude face au piano acoustique (dont il joue à merveille) et les jeux de Meccano sur des bataillons de synthés, le chanteur-compositeur balance, on le sait, d'un album à l'autre, avec l'indolence du zappeur professionnel. Son plus joli couplet dit d'ailleurs qu'il veut être «un homme heureux», heureux car épargné dans ses textes par toute passion torturante et tout tragique destructeur - anti-Piaf, anti-Brel, anti-Ferré -, heureux car résigné aux petits bonheurs de notre fin de siècle. Heureux car lisse, transparent comme une image synthétique. Heureux car branché sur son public par des chaînes multiples.

William Sheller, cette fois, a choisi de diffuser ses charmes discrets sur un canal qui ressemblerait à France-Musique. Il a investi la salle Pleyel, temple des grands concerts symphoniques à Paris. Il s'est assuré les services de l'orchestre des Concerts Lamoureux - cordes au grand complet, un choix de percussions digne de Stravinski, une escouade de cors digne de Bruckner-. Et il a déniché, quelque part entre Japon et Amérique, un chef d'orchestre au pedigree mirobolant (protégé d'Ozawa, premier prix au concours de Besançon) et au patronyme complètement mensonger. Yutaka Sado dirige sans la moindre agressivité les Concerts Lamoureux, dont il vient d'être nommé «chef invité privilégié» après un concert marquant en 1993. Trente-trois ans, électrique, il a le swing dans la peau et danse sur son podium des saltarelles dans lesquelles même Bernstein - à l'évidence, son modèle - n'aurait pas osé se lancer. Sacrée soirée dont le principal invité est Sheller lui-même, vrai musicien féru de rythmes conjugués et de modulations compliquées, formé dans les meilleures écoles où s'entretient l'art de la fugue et du contrepoint. Avec cette décontraction au micro baladeur qu'aucun «classiqueux» n'égalera jamais, il explique que Paul Dukas, c'est vachement bien, puisque même Walt Disney dans Fantasia... et lance L'Apprenti Sorcier. Jamais Dukas n'aura soulevé d'un enthousiasme aussi unanime une salle Pleyel bourrée aux étages et un peu clairsemée au parterre. Même allégresse chez ces explorateurs extasiés pour l'ouverture des Maîtres Chanteurs, de Wagner - «Une musique qui avance», dit Sheller - et pour une ouverture des Noces de Figaro de Mozart exécutée sous la baguette de Sado avec une rapidité de doigté et de phrasé digne de grandes formations internationales.

Une compilation pédagogique

Entre ces «saucissons» du répertoire classique (ainsi désigne-t-on, dans le petit milieu des musiques écrites, les tubes et les hits), le chanteur intercale ses propres succès, avec grand luxe de décibels mais sans suffisance exagérée. Sheller et son succès auprès des adolescents donnent ainsi ses chances, pédagogiquement, à une compilation classique réunissant Dukas, Wagner, Mozart... ainsi le veut l'air du temps.

La recette se gâte un peu lorsque la star parodie, dans le prélude orchestral de sa énième chanson, le Voyage sur le Rhin de Siegfried dans La Tétralogie. Pourquoi ces soudaines nostalgies allemandes chez un mélodiste souvent proche de Souchon et de Voulzy ? Tout bascule enfin lorsque l'orchestre des Concerts Lamoureux, toujours dirigé avec fougue par Sado, entame le rôti : la Symphonie en trois mouvements de William Sheller lui-même. Allegro orchestré à la française mais sans squelette, phrasés caoutchouteux du mouvement lent, double rythmique exotique et swinguée du finale, très Bernstein. Chanteur, Sheller attendrit et charme en vrai professionnel. Compositeur sérieux, il redevient un amateur. Vient enfin Excalibur, d'après le film-culte de Boorman, orchestration pharaonique, texte zarathoustrien, chanson limite. Transgression mégalomaniaque de l'interprète holographique ? On a changé de registre.