Le Monde de la musique N°159
octobre 1992

William Sheller en plein cœur
(par Marie-Ange Guillaume)




Une formation classique, des excursions dans le rock, le triomphe d’Un homme heureux, une mélodie toute simple devenue un symbole, un concerto pour trompette créé en janvier prochain : avec William Sheller, nous ne sommes pas au bout de nos surprises.


La première fois que Sheller a chanté seul au piano, c’était à cause d’un problème à la douane : les musiciens qui devaient l’accompagner n’avaient pu le rejoindre… Un soir d’hiver 91, il recommence cette expérience à l’Olympia, pour le plaisir. Pour garder une trace de cet instant musical particulier, comme une photo dans un album, il enregistre Sheller en solitaire, en studio mais avec public, en une seule prise. Avec, aussi, quelques planteries charmantes, quelques faussetés vocales qu’il ne corrige surtout pas… L’album a la grâce des gestes non prémédités et de ce piano qui suit librement son chemin. A la fin, Sheller glisse une chanson toute neuve - Un homme heureux- chef-d’œuvre d’émotion limpide et de transparence. Comme toujours, la musique lui est venue avant les paroles - qui n’arrivent parfois qu’au dernier moment, au studio, au mixage-, mais cette fois il écoute avec méfiance ce qui sort de son piano : « Cette mélodie me plaisait bien mais elle avait un tel air d’évidence que je me suis dit : "Ça doit être de quelqu’un d’autre, ce machin là…" » Il teste la mélodie autour de lui, personne ne semble la connaître, il la signe. Résultat : 500 000 albums vendus à ce jour et deux Victoires de la musique : la meilleure chanson de l’année, le meilleur album. Toute simplement, sans doute, l’émotion la plus vraie de l’année, hors mode, hors marketing, en plein cœur. Voilà donc Sheller recevant dignement ses Victoires (six kilos les deux), vêtu d’une veste rouge à médailles et dorures, tendance archiduc d’Autriche. « J’ai piqué son costume à un bagagiste de l’hôtel Concorde. Je trouvais ça triste, ces smokings, pour un métier qui, en principe, devrait être marrant. »

Ce Sheller, on n’en parlera même plus dans cent ans !

L’esprit de sérieux l’inquiète toujours un peu, ainsi que le « profond respect » dont on le bombarde par courrier depuis la sortie de l’album. « Un musicien n’est respectable qu’au fond d’un square, coulé dans le bronze avec un pigeon sur la tête ». En revanche, à la suite d’une interview parue dans le Journal de la SACEM, où il glisse (presque) innocemment qu’il fait de la musique contemporaine, il s’attire les foudres des supporters de la dit musique : ce William Sheller, on n’en parlera même plus dans cent ans !
Tout môme, Sheller commence à rêver de musique en traînant dans les coulisses de l’Opéra avec son grand-père décorateur. A douze ans, il se met au piano, et, trois ans après, plonge dans l’étude de l’harmonie, du contrepoint et de l’orchestration, pour se retrouver finalement embringué dans la musique dodécaphonique et des « complexes sonores à densité fixe » qui ont tendance à saborder son rêve. C’est en écoutant les Beatles, en découvrant que tout ce qu’il a étudié est là aussi, bien vivant, qu’il retrouve le moral et attaque les choses par la face rock, à la consternation de ses maîtres qui le croyaient parti pour le Prix de Rome. Depuis, il n’a jamais cessé de marier les émotions musicales réputées incompatibles : le rock’n’roll et le violoncelle, Raymonde Lefèvre et les Tolbiac Toads, Mozart et le soda. Il ne se refuse aucun bonheur, comme, par exemple, celui d’être porté par les cent musiciens du Philharmonique de Lille, cet été en tournée. Le public se mélange aussi. Des adolescents aux goûts musicaux indéterminés applaudissent le Boléro de Ravel comme une chanson -c’est-à-dire avec enthousiasme-, tandis que la complicité s’installe entre l’Amour sorcier de Manuel de Falla, Excalibur, Jean-Claude Casadesus et Un homme heureux.
Galvanisé par toutes les aventures musicales, Sheller s’intéresse aussi aux musiciens en herbe : il vient d’animer un stage de composition pendant un an à Bourgoin-Jallieu, près de Lyon. « C’étaient des mômes de vingt, vingt-sept ans qui, pour les trois quarts, ne savaient pas lire la musique. Il a fallu trouver un langage commun, situé dans l’abstrait. Ils composaient à la guitare, au piano ou sur ordinateur. Ils étaient bourrés d’enthousiasme et arrivaient à faire des choses avec un matériel obsolète et trois bouts de ficelle. Ça m’a secoué : Je me suis dis qu’avec le matériel dont je disposais, je devrais bouger un peu plus que ça… L’ennui, c’est qu’il n’y avait pas de salle pour répéter, d’endroit où travailler ensemble. Et dans une structure subventionnée, la moindre décision doit passer par tout un circuit pour qu’éventuellement, les travaux commencent en 2012. Bref, j’ai passé l’année à me muscler les mollets en cavalant d’une salle à l’autre pour les voir chacun cinq minutes. Cette année, je ne garde qu’un élève spécialement doué. Ça se passera par téléphone et par correspondance… »

« Tout était plus simple quand je passais d’un genre musical à l’autre… »
 
En attendant 2012, Sheller est entré en studio au mois d’août dans le but d’enregistrer un album rock qu’il avait mis en chantier début 91. Il est ressorti de studio quelques jours après et il a tout arrêté : entre temps, il y a eu cet Homme heureux, tout seul au piano… Le rock l’amuse toujours, mais est-ce bien le moment de s’amuser quand son vieux rêve de musique acoustique est enfin plébiscité par un public qui, d’ailleurs, l’intrigue énormément ? « A vrai dire, je ne sais plus du tout qui il est. Il est nombreux, il grossit, mais c’est le cirage total. A force de vouloir brouiller les étiquettes, j’ai gagné… Les choses étaient beaucoup plus simples quand je m’amusais à passer d’un genre musical à l’autre, comme une grenouille saute sur un nénuphar »… 

Un jour, il retournera en studio. Pour l’instant, il planche sur un concerto pour trompette et orchestre que lui a commandé Thierry Caens - un élève de Maurice André- et qui sera créé le 24 janvier Salle Pleyel. « J’essaie de faire quelque chose qui soit enlevé, coloré, clair et plutôt joyeux mais pas taratata. Encore une fois, je ne fais pas du "classique". Travailler avec un orchestre, c’est tout simplement écrire pour quarante ou quatre-vingts musiciens et les mettre valeur. Et quand les musiciens me disent que ma musique est sympa, qu’elle tombe bien sous les doigts, je suis content parce qu’après tout, ce sont eux qui vont au charbon. »  Le soir du 24 janvier, il sera salle Pleyel. Pas sur scène. Planqué dans un coin avec un faux nez… « L’arrière-garde de l’avant-garde va encore rouspéter parce qu’un chanteur se permet de composer pour une trompette… »