Musicien N°16
février 1990

William Sheller, la démarche orchestrale
(par Marc Robine)



Il a mélangé rock et dollars, puis réinvesti une part de son talent dans les accents classiques. Après avoir arrangé les partitions de Barbara et d'Higelin, son
Ailleurs le voit s'immerger dans l'orchestre symphonique de Toulouse. Réflexions sur un parcours à spirales.

Pour une histoire de ketchup un peu farfelue, on l'a longtemps catalogué hit-parade, avec toutes les connotations du genre. A peine réussit-il à imposer un autre son, une autre image, qu'on le croit abonné définitivement à la formule quatuor, alors qu'il lui faut désormais un orchestre symphonique au complet pour respirer pleinement. Jugements trop hâtifs ou malentendus… mais l'homme lui-même semble tout aussi hors normes que l'artiste. Jusqu'à ses origines qui, pour beaucoup, semblent floues : est-il américain ou français ? Le plus simple était encore de lui poser la question :
- "Je suis né à Paris en 1946, et j'ai la nationalité française depuis ma majorité, car mon père étant américain, le choix s'est effectivement posé".

- "Un père contrebassiste de jazz…"
- " Il l'est toujours, mais pas professionnel".

- "Et à l'époque, il l'était ?"
- "Vaguement, oui. Il jouait dans des clubs avec des copains comme Kenny Clark qui étaient, pour lui, des amis d'enfance".

- "La vôtre baigne dans la musique. D'autant que votre grand-père travaillait à l'Opéra…"
- "Oui. Au départ il était compagnon charpentier dans la Navale, et comme on ne faisait plus beaucoup de bateaux en bois, il s'est reconverti dans la fabrication de décors. C'est d'aller le voir qui m'a donné l'envie du spectacle et l'envie de faire de la musique. Mais j'ai l'impression de ne m'être jamais réellement posé la question; d'autant que j'avais commencé assez tôt l'étude du piano et du solfège. Ce dernier étant digéré, il a fallu prendre une décision au sujet de mes études. J'avais un vieux professeur, un ancien élève de Gabriel Fauré qui s'appelait Yves Margat, qui a réussi à convaincre ma famille que je pouvais faire de la musique mon métier, mais qu'il fallait lâcher les études pour travailler sérieusement. J'ai donc quitté l'école en troisième".

- "Pour entrer au Conservatoire ?"
- "Oh, avant d'entrer il fallait bien faire deux ans d'harmonie et se préparer au concours d'admission. Ensuite j'ai étudié la fugue, l'harmonie et le contrepoint. Le contrepoint presqu'en même temps que l'harmonie, pour éviter tout de suite de ne penser qu'à la verticale, car la musique qui respire le mieux est à l'horizontale, c'est-à-dire en contrepoint".

-"Vous pouvez préciser ce que vous entendez par horizontal et vertical ?"
- "L'harmonie, c'est la structure verticale; c'est-à-dire l'accord qui supporte la mélodie comme une espèce de pilier. Alors que le contrepoint est une superposition de mélodies, de deux lignes qui s'écrivent horizontalement. Quand on pense d'abord en termes de contrepoint, l'accord devient la résultante d'une rencontre de notes : c'est un fantôme. Tandis que si l'on pense d'abord harmonie, le fantôme devient une réalité qui rigidifie tout… Ça n'est pas du tout le même fonctionnement et l'écriture horizontale donne beaucoup plus de liberté. Cela permet plus de dissonances; parce que l'oreille entend plusieurs mélodies les unes au-dessus des autres et qu'elle les accepte comme telles. En jazz, par exemple, il y a des notes complètement étrangères à l'harmonie; mais elles passent facilement dans le flot de la mélodie".

- "Dans votre parcours classique, il est même question du prix de Rome à un certain moment…"
- "Oui, mon maître voulait me présenter au Prix de Rome, mais à cette époque-là, j'étais complètement écœuré par les dogmes de la musique contemporaine. J'avais l'impression que cela ne menait nulle part; par contre, j'entendais tout ce qui commençait à poindre dans le rock et j'avais le sentiment que ça représentait la vraie musique d'aujourd'hui. Je n'avais pas envie d'être un compositeur cherchant à atteindre les sommets en perdant complètement contact avec le monde; Si bien que j'ai dis à mon vieux prof que ça ne m'intéressait pas, que je voulais faire autre chose et prendre de la distance".

- "Vous aviez quel âge, à ce moment-là ?"
- "J'avais vingt ans : c'était en 1966 et j'ai commencé avec un groupe qui arrivait de Nice et s'appelait les Worst".

- "Les "Pires" !"
- "Oui, oui. C'était un nom bien choisi. C'était vraiment le groupe de galère, avec la vieille Dauphine jaune, la galerie et le matos sur la galerie. Il fallait faire démarrer la voiture, mettre le matos sur la galerie et se dépêcher de partir; parce que, si elle calait, il n'y avait plus qu'à tout redécharger pour la pousser.
Ensuite, j'ai monté un éphémère duo, style Sonny and Cher, avec une copine, jusqu'à ce que je rencontre les Irrésistibles qui m'ont pris My year is a day dont ils ont fait un tube, fin 67. Dans la foulée, CBS m'a proposé de faire un 45 tours, ce qui a donné une chanson, Couleurs, sur un texte de Gérard Manset. C'est même lui qui en avait réalisé les orchestrations, parce que CBS ignorait que j'en fusse capable. Puis j'ai écrit la musique du film Erotissimo, dont j'ai préparé moi-même les orchestrations. A partir de ce moment-là, j'ai commencé à travailler seul, et, en 1969, j'ai écrit une messe rock : Lux Aeterna. Un truc qui a un peu vieilli aujourd'hui, parce que les synthétiseurs de l'époque n'arrivaient pas à imiter les instruments; c'étaient plutôt des bruits que des sons que l'on peut reconnaître. Mais enfin l'idée était de mélanger des parties symphoniques et des chœurs avec des musiciens rock…"

- "C'est cette messe qui arrive un jour aux oreilles de Barbara…"
- "Oui, elle préparait son disque La Louve, et elle m'a proposé d'en faire les orchestrations. Comme le travail devait durer plusieurs mois, je suis allé habiter chez elle pour être plus disponible. Parce qu'il n'y a pas d'heures pour travailler avec Barbara. Et c'est elle qui m'a dit : "Tu devrais chanter !" Le succès de La louve m'ayant ouvert pas mal de portes chez Philips, je leur ai présenté une maquette de quatre titres qu'ils ont acceptée".

- "Tout de suite, on vous trouve aux bonnes places des charts; mais votre carrière d'alors n'a en rien l'exigence qu'on vous connaît aujourd'hui".
- "C'est vrai que mes premières chansons étaient ciblées hit-parade, mais j'avais quand même mis de tout dans ce premier album. Il y avait déjà des titres avec des cordes, car je ne voulais pas me limiter à un seul truc et je pensais qu'on pouvait très bien passer d'un genre fantaisiste, comme le ketchup, à quelque chose de plus mélancolique".

- "Aujourd'hui, on a l'impression que pour vous la prestation scénique a pris plus d'importance que le disque. Comment en êtes-vous arrivé là ?"
-"J'étais parti dans le train d'enfer du show-biz qui consiste à faire un album par an. On enregistre, ça prend trois-quatre mois, on fait la promo, ça prend trois-quatre mois, on fait vaguement une tournée et ça prend encore trois-quatre mois ; si bien qu'on arrive à l'échéance du nouvel album sans avoir eu le temps de se reposer et d'écrire quoi que soit. On ne prend même plus le temps de regarder autour de soi ; on perd cette conscience de vivre qu'on a un temps partagée avec ses proches. Et ça, je n'ai pu le retrouver qu'en faisant de la scène. D'abord avec une formation traditionnelle : basse, batterie, etc… Puis tout seul au piano, ce qui m'a permis de proposer des trucs pas du tout commerciaux, tout en me rendant compte que les gens écoutaient attentivement. C'est ainsi que j'ai fait le circuit des maisons de la culture, avec au départ des salles de deux cents places, avant que le bouche à oreille ne se déclenche. Pour ma maison de disques, je passais pour un véritable marginal, surtout après m'être fait accompagner par un quatuor, mais moi qui étais sur scène, au contact des gens, je savais bien que je ne me trompais pas".

- "Et aujourd'hui, que vous êtes passé du quatuor à l'orchestre symphonique au complet, comment envisagez-vous vos prochains passages sur scène ? "
- "Pas question, bien sûr, de déplacer tout un orchestre symphonique. Je vais prendre mes partitions sous le bras et j'irai jouer avec les orchestres locaux. Ça change un peu de la tournée classique : on s'installe dans une région plusieurs jours et on se familiarise avec l'orchestre. Une activité régionale, qui intéresse vivement les orchestres pour toucher un public qui n'est pas le leur habituellement, dans la mesure où ils bénéficient d'un support, d'une audience beaucoup plus larges que ceux du classique. Mais ce qu'on fait, on ne pouvait pas le faire il y a dix ans. Les musiciens ont considérablement rajeuni et on en rencontre qui, maintenant, dans la vie courante, écoutent du jazz ou du rock".