Le Matin
3 janvier 1990

Tête-à-tête avec William Sheller
Des saloons à Beethoven
(par Patrick Ferla)


Entre une arrière-grand-mère chanteuse et une grand-mère voyante : récits d’enfance.


Voici bientôt vingt ans, William Sheller crevait l’écran du top 50 de l’époque, avec une drôle d’histoire de hamburger et de ketchup (Rock’n’Dollars). Puis, celui qui rêvait d’être Beethoven chantait J’suis pas bien. Et, depuis ce jour-là, le public découvrait un formidable musicien, un interprète, un chanteur et un homme de scène... qui court tout seul.
 Il y a quatre ans, son clip Mon Dieu que j’l’aime remportait le prix de la meilleure réalisation européenne. Après deux ans d’absence, William Sheller, plus Symphoman que jamais, donne à écouter un nouvel album intitulé Ailleurs. De la beauté et de la fragilité des mots au cœur d’un grand soleil musical. Qui, pour lui, s’est levé il y a longtemps, aux Etats-Unis : il l’appellait affectueusement Mammy Red...
- « Elle était mon arrière-grand-mère américaine. Nous l’appelions ainsi à cause de ses cheveux roux qui intriguaient tant les Indiens et lui valut, à l’époque, quelques craintes pour son scalp... De Mammy Red, j’ai conservé quelques souvenirs : ainsi, le soir, venait-elle s’installer sous le porche de la maison. A la main, elle tenait une sorte d’étui qu’elle s’était fabriqué au crochet. Elle en extirpait une canette de bière qu’elle buvait d’un trait tout en nous expliquant que cela l’aidait à s’endormir... Elle chantait alors des chansons qu’elle avait interprétées jadis dans les saloons, au temps des aventures de Lucky Luke. Elle nous racontait les Indiens, les grands chariots de toile... Ma grand-mère française, elle, était une voyante. Depuis tout gosse, je l’ai vue manipuler des cartes sur la table. Un jour, elle m’a raconté toute ma vie, et tout ce qu’elle m’a dit se réalise peu à peu. Je n’oublierai jamais que je lui dois mon goût de la musique. »

 - « Vos parents, votre père en particulier, avaient le jazz pour passion. Parmi leurs hôtes, Oscar Peterson. Ce qui vous ennuyait un peu, parfois. »
- « Oui, car lorsqu’on est gosse, on a envie de bouger, de remuer. Et eux avaient envie de faire de la musique dans le salon: ce qui signifiait que je ne devais plus bouger. Ainsi, pour moi, très longtemps, le jazz a signifié: "Assieds-toi et ne bouge plus !"  Ce n’est qu’à mon arrivée en France que j’ai découvert la musique classique, l’opéra, la danse, qui m’ont littéralement porté. La musique classique, c’est comme un film. J’avais alors plutôt envie de faire du cinéma que de m’emparer d’un instrument et de raconter ma vie... Bref, je voulais être Beethoven ! Allez hop ! m’étais-je dit : le compositeur qui se promène dans la forêt et qui écrit des symphonies... Jusqu’au jour où je me suis rendu compte que ce n’était pas du tout ce que j’avais imaginé ! »

- «  Quel est le premier disque que l’on vous ait offert ? »
-«  La 6e Symphonie de... Beethoven. Le film que j’ai "entendu" ce jour-là était superbe : il y avait la campagne, les petits oiseaux... »

Nouvelle histoire
"Ailleurs" : ce n'est ni de la chanson, ni une symphonie.Explications

(par Patrick Ferla)
 

- « Les temps, la musique ont beaucoup changé... »
- « Car nous sommes obligés aujourd’hui de penser qu’une œuvre qui va être écrite servira à la duplication. On se trouve ainsi en présence de la musique pour tous et cela me gêne. C’est la raison pour laquelle sur scène, il y a toujours un ou deux morceaux que je joue et qui ne seront jamais enregistrés: je veux en effet qu’il y ait "un plus". D’autant que, la plupart du temps, les trois-quarts des artistes viennent se produire en play-back ou avec des bandes magnétiques. »

- « Le compositeur n’est-il pas un homme seul par définition ? »
- « Mon nouvel album en témoigne : neuf nouvelles chansons et une nouvelle histoire. A dire vrai, je ne savais pas comment l’intituler: ce n’est pas de la chanson, c’est ailleurs. Et ce n’est pas une symphonie : c’est ailleurs. Alors voilà, cela s’appelle... Ailleurs. En travaillant à cet album, je me suis dit : "Je lâche tout le lest, je m’en vais partir dans mes idées, aller jusqu’au bout de mes envies. On verra bien ce que cela donnera." Et je touche du bois : le public et moi, ça va plutôt bien, merci ! Pas de raison donc pour ne pas continuer quand bien même d’aucuns estiment que je cours tout seul... »  

* «Ailleurs», dist. Phonogram