Libération N°2674
28 décembre 1989

Chansonnette
Sheller symphoman
(par Hélène Hazéra)



Monsieur Cahier à spirale (1) retourne, pour changer, à ses amours symboliques, de plus en plus loin du ketchup-pop et des Irrésistibles. L’occasion d’évoquer la question (gênante) des rapports classique-variété ?


Ce n’est pas d’aujourd’hui ni d’hier que la musique symphonique rencontre la variété : dans les années 30, Manuel Rosenthal faisait jouer les Chansons du monsieur bleu pour et avec Marie Dubas, salle Pleyel, où fin 50, Jacqueline François a chanté avec les 62 musiciens de l’orchestre Paul Durand.
Plus récemment, Nana Mouskouri fêtait le classique, au Zénith, soutenue par une pléthore de musiciens. A la grande époque pop les Beatles -entre autres-, ne dédaignèrent pas de demander un coup d’archet aux classiques, et le Grateful Dead inventa le concerto pour groupe pop et orchestre symphonique. Plus d’un chanteur « de variétés » a penché vers le symphonique ou le lyrique, de Bécaud (L’Opéra d’Aran), en Michel Legrand, de Manset en John Cale.
Quand on sait ses années de conservatoire (2), on ne s’étonne pas que William Sheller ait écrit « toutes les notes » d’un album « concerto pour chanteur et orchestre symphonique ». Un exercice douteux dans lequel beaucoup se sont plantés.
Les parties instrumentales, rondos, sarabandes de violoncelles et de violons néo-classiques (peut-être plus d’Antoine Duhamel -3- que de Stravinsky) homogènes, préludent aux chansons où la voix n’est pas noyée. Malgré ses airs sérieux, Sheller s’amuse, pour sa première chanson Chant du témoin, à reproduire la banale binarité des boîtes à rythmes du « boum-boum », à coups de pizzicati (4) et de tambourins agités… De même qu’à coups d’archets de violoncelle, il invente le blues tzigane monorythme : « J’exagère à peine /C’est comme une douleur qui saigne / Comme ferait en tirant sa rengaine / Un archet sur mes veines. »
Excalibur se tourne vers l’imagerie « heroïc fantasy » (5) : trompettes néo-baroques, chœurs, Pelléas (6) remixé Prokofiev pour Star wars 4, texte chiadé (7) sur deux rimes en « air » et « i » : « Je m’en vais porter en terre / Au fond de notre vieux pays / Diane la douce aux cheveux clairs / Dont je ne sais trouver l’oubli… »
Pudeur ? Sheller qui a moins peur de déchaîner trompettes et orgues que de donner de la voix ou du trémolo, livre peut-être dans ce bric-à-brac moyenâgeux, parent croisé du Manset de La mort d’Orion et des troubadoureries roucouleuses d’Angelo Branduardi, une des clefs, funèbre, de l’album.
La Tête brûlée, plus déchirant d’être feutré, s’adresse-t-il à un amour envolé ou disparu ? «  Si j’écris des mots comme ça / C’est parce qu’il pleut sur la ville / Et j’ai mal de toi/ La chanson grise sur les toits /De l’eau qui coule sur les tuiles / Comme une obsession tranquille / Danse avec moi… »
Passons sur Sergueï, un peu trop chuchoté, pour nous poser sur cet ahurissant iceberg : La Sumidagawa. Notre symphoman au look skinhead nous sert du gagaku, ce fleuron de la musique japonaise, uniquement joué pour ! Sur le mode ichokotsu-shô, et le rythme de la danse ryo-wo, les violons ont fort à faire pour sonner « shamisen » (8) ou « truquer » les notes en glissando savant. Tant pis si le texte tient plus du japonisme à la Loti que du haï-kaï : « J’ai gardé sur le dos toute la fraîcheur des brumes / Au fond de ma mémoire / La dame de cœur du pavillon de lune / La dame de Yedo si c’est comme je présume / Ne viendra plus me voir… »
Après un tel numéro, la chanson titre de l’album Ailleurs a du mal à se faire entendre…
Par-delà son ambition gentillette et banale de relever le niveau de la variétoche, Sheller réussit assez l’osmose : voix et émotions résistent au symphonisme, même si, comme toujours, il y en a un peu des tonnes. Le naturel pop qui revient au galop ?

16e, Jasmin. Un bureau étroit, encombré de papiers. Sur l’écran de l’ordinateur, les portées. Sur le clavier, posé sur le bureau design, partition d’une « sonatine » signée William Sheller. Au mur, portraits de Wagner, de Schumann, carte postale de Diane Dufresne. Le crâne est rasé, la voix feutrée, monocorde… Il travaille à un opéra : Macbeth (livret de Druillet).
« Orchestrer pour la voix, c’est une chose spéciale. Il ne faut pas couvrir. Et je m’aperçois qu’autant il y a de chanteuses avec une voix, autant pour les hommes, c’est limité -à part Lama, Hallyday, Sardou et Guidoni-. Je fais partie des gens, avec Souchon, qui n’ont pas de voix -On murmure dans un micro des histoires charmantes… Dans l’album, je chante au bout de mes limites- Ça va parce qu’il y a le mixage…C’est la moyenne de ce qu’on entend chez soi, il ne faut pas écouter trop fort. »  

- Libération : « Comment la maison de disques prend-elle la chose ? »
- William Sheller : « Mon précédent album était tout aussi "invendable", ça a été mon premier disque d’or. J’avais demandé un budget, que j’ai géré comme je voulais : pipeaux, trombones, éléphants… Ils se sont dit : "S’il vend…" »

- Libération : « Du Conservatoire à la chanson… » (voir note 2)
- William Sheller : « Avec Lara ou Polnareff, le petit plus qu’on a sur les autres c’est qu’on sait écrire. On orchestre pour soi, on fait ce qu’on veut… Pour un autre, je n’oserais pas… Ma libraire a demandé à ma fille : "Tu es sûre que ton père a écrit toutes les notes ?" »

- Libération : « Voix noyée par l’orchestre… »
- William Sheller : « J’ai fait de la musique de cinéma. Ça vient du clip, cette habitude qu’il puisse y avoir des images sur la musique. Le chanteur est juste un personnage qui passe. Comme pour l’écriture : j’aime que les mots se fondent dans la musique, qu’on voit les images mais qu’on entende pas les mots. Adamo chantait : "Tu m’apparais, fugace", des espèces de mots qui agrippent l’attention. Je préfère ceux de tous les jours, qui, collés ensemble, font des images. Je cherche à dédramatiser la situation, pas dire "Voilà la culture".»

- Libération : «Gagaku ? »
- William Sheller : « J’adore la musique japonaise depuis que je suis gosse. A Tokyo, j’ai trouvé le livre d’un universitaire d’Oxford qui donnait les clefs de cette musique. Il n’y a pas plus d’une cinquantaine de manuscrits là-dessus, la moitié avec la notation en japonais, l’autre moitié à l’occidentale. Je me suis aperçu que si l’on faisait comme dans les transcriptions à l’occidentale, ça sonnait comme un bazar chinois dans un film de Belmondo. Les Japonais veulent mettre du mineur, alors sous les notes il faut déraper, il faut en écrire d’autres en dessous… Au départ, je cherchais des musiciens japonais, mais à l’ambassade, ça a été no way, comme si un groupe japonais demandait aux moines de Solesmes (9) de venir chanter du grégorien avec eux dans une disco de Tokyo ! »

- Libération : « L’album : sombre ? »
- William Sheller : « Mmm… Mmm… Oui, oui… Mais c’est pas désespéré, loin de là…C’est Jean-Claude Casadesus qui m’a donné l’idée de l’album. Il était venu me voir et il m’a dit : "C’est bien, mais ça manque de dissonance". Peut-être maintenant je vais faire un truc sur l’école de Vienne, atonal, Schoenberg-disco (10)- Le Pierrot lunaire, c’est déjà du rap-, essayer de ne pas chanter. »

- Libération : « Le boum-boum ? »
- William Sheller : « Il faut arrêter le boum-boum !   Et le compact va changer ça. Le public du compact veut écouter, profiter pleinement de son matériel, il s’ouvre à d’autres musiques, quand le public du vinyle veut danser. Quand la stéréo est apparue, certains ont continué à enregistrer comme avant, d’autres ont commencé à enregistrer en fonction de la nouvelle technique. Il faut penser au son compact. Dorénavant, le vinyle est un ersatz de compact. J’ai fait modifier mes contrats : j’enregistre des CD qui seront traduits en vinyle, pas le contraire. Au début, je ne voulais pas sortir de 45 t. Devant la demande, j’en ai laissé sortir un (11), évidemment saucissonné de la partie instrumentale. Si une chose un peu symphonique arrive à être demandée par le public de 45 t, c’est un signe de communication, pas de dégradation. »
 

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Notes du site :
(1) Le titre correct de la chanson est Le Carnet à spirale, et non pas Le Cahier
(2) William Sheller n’a jamais étudié au Conservatoire, mais a suivi pendant de nombreuses années l’enseignement d’un maître de musique particulier, Yves Margat. 
(3) Antoine Duhamel : compositeur français né en 1925, ancien élève d’Olivier Messiaen et qui a fait sa carrière essentiellement dans la musique de film.
(4) pizzicato : manière de jouer du violon en pinçant les cordes sans les faire vibrer avec l’archet.
(5) heroic fantasy : nom donné à la « fantasy » pour désigner les œuvres centrées sur des aventures héroïques dans des mondes imaginaires au contexte fortement médiéval ou pré-moyenâgeux.
(6) Pelléas et Mélisande : nom de diverses œuvres musicales de Claude Debussy, Jean Sibélius, Gabriel Fauré, Arnold Schœnberg, etc…
(7) chiadé : équivalent argotique de « difficile, « compliqué ».
(8) shamisen : sorte de luth à long manche japonais muni de trois cordes que l’on pince.
(9) Abbaye Saint-Pierre de Solesmes, dans la région de Sablé-sur-Sarthe.
(10) Arnold Schœnberg : compositeur autrichien (1874-1951) inventeur du « système de composition avec 12 sons » ou « composition sérielle » spécialisé dans la musique dépourvue de tonalité.
(11) Ce 45 t est : « Le témoin magnifique /Octuor »