Le Nouvel Observateur N°1201
13 au 19 novembre 1987

William Sheller au Grand Rex
Le chanteur du menuet-rock

(par Serge Raffy)

 

Il marie Wagner à la musique punk, Lully à la new-wave. Et tout ça à cause des Beatles…

Ce type-là revient du fin fond du désert. On le croyait condamné aux pitreries en barboteuse, aux ritournelles-confitures, à la chanson-marshmallow, avec grosse caisse et syrop typhon. Avec sa bille de tintin lunaire, genre ménestrel en stage chez Harcourt, il avait trouvé un créneau génial : le romantico-clownesque. Rappelez-vous : « Donnez-moi, madame, s’il vous plaît, du ketchup pour mon hamburger. » C’était lui. Il avait déjà ce regard tragique du type qui ne s’est pas assis sur la bonne chaise et qui attend d’être viré. Bref, il se demandait ce qu’il faisait dans cette galère. Lui, il avait étudié Stravinski, Boulez, Bartok. Il avait préparé la prestigieuse école de Rome et bûché les « complexes sonores à densité fixe ». William Sheller, fils de jazzeux américain, fanatique de Mozart, de Wagner, mais aussi de musique baroque, parachuté dans la marmite du rock sirupeux. Une honte ? Qu’est-ce qui avait bien pu détourner ce surdoué de la musique dodécaphonique chez les zoulous du top 50 ? « Un jour de 64, raconte Sheller, j’ai écouté les Beatles. Je me souviens très bien, c’était A Hard days night. J’ai craqué. C’était la plus parfaite fusion du rock et de la musique classique. » Révélation du jeune William : il décide de tout lâcher, saute dans sa vieille Dauphine et fait les boîtes de nuit de la Côte d’Azur avec un groupe, les Flowers.
Dans les embruns de patchouli et les light-shows psychédéliques, Sheller chante les Troggs, les Moody blues, les Animals, les Yard Birds, traîne au Golf-Drouot, bref, plonge dans les Sixties en oubliant Bach et sa « géométrie émotionnelle ». Et ça finit par payer. En 1975, il sort son tube bubble-gum, Rock’n’dollars, vous savez, l’histoire du ketchup. Et se retrouve propulsé dans la galaxie des idoles des jeunes. On lui demande de sourire à la télé, de faire des photos rigolotes pour les magazines des jeunes, de refaire un tube en changeant juste un peu les paroles… De mettre des pantalons bouffants à la Groucho Marx. Et de se fendre la pêche à longueur de journée. Seulement, voilà : Sheller est un mélancolique, un tendre troubadour triste mais un tantinet têtu. En 1978, en pleine émission de promotion pour son troisième album Symphoman, il a un choc. « J’étais en train de faire cuire des œufs en direct. J’étais ridicule. Je me suis dis que, tout de même, je n’avais pas bossé Stravinski pendant des centaines d’heures pour en arriver là. J’ai eu honte. » 
Pendant six mois, le chewing-gum singer disparaît. Sheller se cherche. Il médite, fait ses comptes. Retourner au classique ? Trop tard. Lancer une marque de ketchup ? Devenir aviateur ? Non, il se jette à l’eau et décide de monter seul sur scène avec piano. Il lance le rock de chambre et fait un gros pied de nez à sa maison de disques qui ne comprend pas cet hurluberlu qui veut marier Wagner à la musique punk, Lully à la new-wave, Mozart au disco. Un chanteur yé-yé passionné d’histoire, incollable sur la vie de Louis XVIII ou de Charles X. Dans les arrière-boutiques  du show-business, on commence à regarder le gentil William devenu intello avec agacement. Ses ventes sont en chute libre. Il n’est plus ciblé, traduisez : il n’a plus de public. On le trouve « pleurnichard », « gémisseur », « tristounet ». Bref, on lui montre le « cimetière des éléphants ». Mais lui s’en moque. Et persiste dans la voie qu’il a choisie. En 1983, il fait une tournée en Belgique avec un quatuor à cordes. Divine surprise : à Bruxelles, le rock de chambre fait un tabac. A Paris, on se frotte les yeux. Les Belges aiment Sheller, le chanteur du menuet-rock, y’a qu’eux, nom d’une valse bleue ! Bref, en France, Sheller est un paria. Sauf pour Alain Lévy, alors PDG de CBS, jeune technocrate fou de rock et qui fait confiance aux « artistes ». Entre les deux hommes, le courant passe. Résultat : un tube, Mon Dieu que j’l’aime, mélodie roucoulante, efficace, imbibée de classicisme guilleret. Sheller s’est trouvé.
Il n’a plus peur de prendre des risques. Son dernier album, Univers est un incroyable quitte ou double. Une roulette russe. Sheller y pose carrément un opéra, L’Empire de Tohol, un grand chant baroque soutenu par la musique de l’Orchestre impérial de la Grande Armée, dirigé par le vénérable Raymond Lefèvre. Invité surprise de ce poker musical : un groupe punk de banlieue, les Tolbiac Toads, venus jeter leur venin métallique dans les cantates célestes. « Je voulais ça, dit Sheller. Faire éclater les genres. Mélanger des trucs pas possibles. J’ai cherché des groupes authentiques. J’ai traîné dans les caves de la banlieue parisienne. C’est là que se trouve la musique d’aujourd’hui. » 


* Grand Rex, du 18 au 24 novembre 1987.