Chanson N°3
mai-juin 1983

Rencard avec...
William Sheller, Gatsby de Scott

(par Sylvie Coulomb)



C'est depuis Mia Farrow dans Gatsby le Magnifique que les blondes fragilissimes me fatiguent tellement. C'est également depuis le même Gatsby que je dis que Robert Redford à un visage "intelligent". Or, le suspens atteint son comble lorsque j'apprend que Gatsby se cache dans le 17e arrondissement sous le nom d'emprunt de William Sheller. Il me suffit d'une pochette de disque pour déjouer ce grossier stratagème. C'est bien Gatsby qui chante qu'il court tout seul à côté d'un train, c'est bien lui que je reconnais lorsqu'il prétend qu'il n'y a pas de noms sur les gares. Persuader Foulquier que ce Sheller là valait bien une page avec photo ne fut qu'un jeu.
C'est bien Gatsby qui m'ouvre la porte en immaculé pyjama chinois, les cheveux plaqués en arrière par cette gomina naturelle qu'on a coutume d'appeler la classe.
Gatsby Sheller m'apprend donc, devant un café, qu'il prépare pour septembre un album qui nous fera penser au temps jadis de Lux Aeterna. Est-ce la raison pour laquelle il a depuis si longtemps disparu de la circulation et de nos étranges lucarnes ? "J'ai fait des émissions qui me paraissaient innover, Les enfants du rock, L'Echo des bananes. Le reste me fait penser à la télévision d'il y a dix ans". Netteté glacée et un peu ennuyée des propos de Gatsby, propension naturelle à éviter les galères, ironie discrète vis-à-vis des journalistes depuis que l'un d'entre eux a pris les lithos du salon, Wagner et Chopin, pour des portraits de famille. Et cette façon de répondre simplement : "Ah, bon…" quand je lui dis que l'univers de sa musique est avant tout nostalgique. Gatsby n'est décidément pas ravi d'introduire la presse chez lui. C'est le nom de Barbara qui le mettra en confiance. "C'est à cause d'elle que je fais ce métier. elle m'a choisi pour les arrangements de La Louve, elle m'a décidé à chanter. Elle m'appelle de temps en temps pour me parler en courant". Ça glisse, je vois bien que Gatsby a l'impression de parler de tout et de rien et se demande ce que je vais bien pouvoir écrire. Il ne lira sans doute pas ces lignes, tellement il est agacé que je l'ai démasqué alors qu'il se fait passer partout pour le fiston de Stevie Wonder. Sait-il au moins quel est son public ? "Non, je ne sais pas. C'est justement pour aller voir, pour savoir que je vais refaire des tournées".
Un peu de café ? Merci. Lara, ça va ? Ça va. Il est allé à l'Olympia pour elle. "Bien obligé, question d'image…" Il sourit. Méchant homme qui se débrouille pour me parler d'autre chose que des mots doux sur ses musiques, juste pour m'embêter. Au lieu de ça, il s'amuse à énoncer des vérités premières, histoire de voir l'effet qu'elles me font. "Je me demande dans quelle direction peuvent se tourner les jeunes d'aujourd'hui. Dans les années cinquante, tout explosait. Il y avait de l'argent, beaucoup d'argent. Maintenant, il n'y a que des modes". Mais vous-même, Gatsby, vous êtes à la mode ? "Je l'ai été. Je faisais toutes les télés. Je racontais n'importe quoi dans des revues bêbêtes. Maintenant ça suffit".
Quand je m'avançais pour prendre congé, je m'aperçus que le visage de Gatsby avait repris son expression d'ahurissement, comme si un doute vague se levait en lui sur la qualité de son bonheur actuel. Gatsby croyait en la lumière verte, en l'extatique avenir qui d'année en année recule devant nous. "C'est moi Gatsby", fit-il tout à coup. "Quoi ?" m'écriais-je. "Oh, je vous demande pardon. Je croyais que vous saviez, vieux frère. J'ai bien peur de ne pas être un très bon maître de maison". Francis Scott Fitzgerald.

L'Olympia (double album). Réf : 6622-035 Phonogram.

* Gatsby le magnifique, de Francis Scott Fitzgerald.