France Soir magazine N°45
6 au 12 mars 1982

(Extrait d'article)

Vive la chanson française !
(par Alice Hubel)




Elle est partout, elle rend heureux ou mélancolique et tout le monde la fredonne, du président de la République à celui qui se rase le matin en chantant.


[…]

Parlons maintenant galères. Pour un chanteur, à un moment où à un autre, il y a une période de ce genre. Ils ont tous connu ça, de Michel Jonasz à Alain Bashung, en passant par Jacques Higelin, Bernard Lavilliers. William Sheller n’y a pas échappé, lui non plus.

- «Une galère, c’est quoi exactement ?»
- «Un éditeur de musique qui n’est pas fichu de lire une partition et qui vous dit de faire des bandes, puis ne les écoute pas. Cela peut être, au choix, faire des jingles de publicité, des orchestrations, des séances d’enregistrement dans un studio, des bals du samedi soir où jouer tous les hits, il y a un vaste échantillon. Taper aux portes est le plus fréquent.»
- «C’est arrivé comment pour vous ?»
- «Je sortais du Conservatoire classique, études de composition, la tête au carré, farcie de musique sérielle contemporaine complètement morne et mortelle, j’avais dix-neuf ans, je voulais faire de la musique vivante. J’aimais Wagner, Mozart, et quand j’ai entendu les Beatles, ils ont fait passer le même courant en moi.
Je me suis mis à galérer, j’écrivais des chansons, on les trouvait bizarres. Un jour, un groupe américain, Les Irrésistibles, m’a pris My year is a day. Un tube. Ça allait un peu mieux, j’ai écrit la musique du film Erotissimo, des orchestrations pas toujours reluisantes… En 1974, j’ai réalisé les arrangements de La Louve pour Barbara. Elle m’a dit : «Tu devrais chanter.»  J’ai fait un premier disque de mes chansons bizarres, Rock’n’dollars. Au bout de deux albums, j’ai arrêté : le système faire un disque pour les radios, la télé me sclérosait tout à fait. J’ai travaillé la scène, une nouvelle ouverture. Là je prépare l’Olympia du 26 avril au 2 mai prochains. On en revient toujours à la scène, c’est un retour aux sources. Le phénomène yéyé avait lancé cette mode de vedettariat fonctionnel fondé seulement sur la radio, de «coups» de chanson-produit ; on est en train de changer, enfin.  On a eu du mal, Higelin a du attendre des années, moi presque autant. Il faut toujours prouver, dans ce métier, qu’un chanteur fait une carrière et pas une succession de coups.»
- «Pourtant, les moyens techniques permettent encore plus de coups qu’avant…»
- «Cela ne trompe pas longtemps. Le danger de la technique, c’est une musique glacée, qui ne passe plus. En dehors des instruments,  des studios à 36 pistes, il faut avoir ça dans la peau, c’est tout. Une musique, c’est comme de la chimie d’orchestre».
- «Et les écoles de chansons ?»
- «Oui, à condition que ce soit Trenet qui donne les cours et qu’il  dise : «Débrouillez vous, ayez de l’imagination». A part ça, il y a certaines bases qui sont utiles, que l’on peut acquérir dans n’importe quel petit conservatoire de quartier. Car, quand même, c’est un métier, comme celui de boulanger. Et puis il faut s’amuser aussi, passer du coq à l’âne, c’est créatif. Dernièrement, j’ai composé la musique du générique de TF1, celle du film Ma femme s’appelle reviens

Alors au fait, comment va-t-elle, la chanson ? Bien, mal, la catastrophe ? Mais pas si mal que ça, on n’empêchera jamais personne de faire soudain, comme une bombe, et pas forcément un coup, une bonne chanson, comme ça, par envie la plus pure, et ensuite tout le monde la fredonnera. Le sommet de la perfection, le test, étant pour elle le peintre qui la sifflote en peignant son mur, on peut se dire que c’est facile, ou tout au moins léger. Mais c’est le contraire qui arrive.
Comme dit William Sheller, la chanson est la vraie musique contemporaine, elle peut être également simultanément, politique, amoureuse et sentimentale, rock et dure, débile profonde, agaçante, reflet du temps qu’il fait, et de l’époque.
-«Une époque de fric, de moyens, de sono, de synthétiseurs, s’insurge Mouloudji, créateur du tube Le p’tit coquelicot que fredonnent tous les peintres depuis trente ans. Moi je suis resté à mon piano.  Quand j’ouvre une radio périphérique, au bout de dix minutes, je ne supporte plus. Je ne suis pas contre, mais simplement, je ne supporte pas.»
- «Piano, répond Sheller, moi aussi ! Je n’aime pas les «synthés». Devant les instruments, on est comme des apprentis sorciers…»

Des sorciers qui ne sont pas toujours maléfiques, heureusement. La preuve, qu’on soit peintre ou autre chose, on fredonne toujours des petits trucs dans sa salle de bain !