Story N°41
9 décembre 1977

La grand-mère de William Sheller est voyante



Le patrimoine artistique de la famille Sheller constitue un héritage qui se transmet de génération en génération. Ses grands-parents : lui est décorateur à l’Opéra; elle douée de pouvoirs extraordinaires. Son père traduit et écrit des livres. Quant à lui, il allie la musique et l’écriture…


En aucun cas, William Sheller n’aurait voulu contrarier les prédictions de sa grand-mère. «A ma naissance, elle avait affirmé devant les yeux incrédules de mes parents qu’ils n’arriveraient jamais à s’opposer à mes envies et à mes ambitions. Elle leur disait : "A vingt ans, on parlera de lui dans les journaux". Ces dons de voyance se sont confirmés puisque nous sommes réunis pour parler de moi.» Comme beaucoup d’artistes, Brigitte Bardot et Jean Rochefort entre autres, il a choisi de vivre un exil doré à la campagne au lieu d’affronter l’environnement pesant de Paris. Indépendamment de tout snobisme, de toute idée de retour à la nature, il possède à Montfort-L’Amaury de solides attaches. Un passé qui est celui de son adolescence au milieu des forêts et des champs, mais aussi parmi les élèves d’un collège réputé pour son règlement intransigeant. «Je me souviens, dit-il, d’un professeur d’origine basque qui nous faisait tous rire à cause de son accent.» Né à Paris, William Sheller dut à l’instabilité de ses parents de se retrouver aux USA. Dans l’Ohio, il vit l’enfance de tous les petits Américains avant de rejoindre Paris, puis Montfort-L’Amaury. La route qui le mène de sa maison au centre de la ville est peuplée de souvenirs précis. «Je partageais les jeux de mes copains de classe ou du voisinage. Dans les bois, nous construisions des cabanes dont l’armature était faite avec les magnifiques fougères. Chaque camp délimitait son territoire et gare à ceux qui se risquaient en terrain ennemi. L’armistice se signait toujours près d’un lac majestueux qui accueillait chaque dimanche les pêcheurs de brochets. Souvent, lorsque je suis en mal de solitude, je viens goûter le silence de ce lac, à peine troublé par les bonds miraculeux des poissons et le chant des oiseaux».
Son enfance, c’est aussi le village de Montfort, «des rues pavées qui malmènent les vélos. Le centre de ce gros bourg a conservé son caractère médiéval. De tout temps, cette région a attiré les artistes. La maison de Maurice Ravel, transformée en musée, attire bon nombre de visiteurs. Victor Hugo fit construire également là l’une de ses nombreuses résidences.» Sur la route qui serpente jusqu’à chez lui, il a de nombreux points de repère. «C’est, précise-t-il, à cet arrêt de bus qu’un jour j’ai décidé que je serais musicien, célèbre si possible.»
A 10 ans, il  manifeste le désir d’apprendre le piano. Ses parents y voient le premier signe des visions de la grand-mère. Deux ans plus tard, il compose ses premiers morceaux. Il commence sa foudroyante escalade vers la connaissance musicale. Composition, orchestration, harmonie. Il parcourt avec un fougue et un talent précoce toute l’étendue du clavier. Il bénéficie en plus d’un environnement familial propre à faciliter son épanouissement. «Mon père, passionné de jazz, avait pour amis les plus grands musiciens américains. De passage à Paris, ils donnaient à la maison des concerts gratuits. Grâce à mon grand-père, décorateur au Théâtre des Champs-Elysées et à l’Opéra, je pouvais hanter à loisir les coulisses et m’initier à la musique de Mozart, Wagner, Chopin.» La fascination exercée par ces illustres compositeurs n’allait pas résister longtemps à la vague déferlante de la musique «pop», et à l’avènement des Beatles. Help, annonce la rupture avec ses études classiques. Il se lance à corps perdu, vers sa nouvelle passion. La suite demande un effort de mémoire.
1968. Un groupe, Les Irrésistibles, se hisse en tête des hit-parades, grâce à My year is a day. Son succès sera éphémère, mais le monde de la chanson découvre le talent du compositeur et de l’arrangeur. William Sheller, dix ans après, a évolué au rythme de sa musique. Dans le calme de sa campagne, il compose pour lui et pour les autres, Françoise Hardy, Catherine Lara. A Montfort, il a choisi une demeure de style étonnamment américain. L’aménagement en est confortable et le jardin bien entretenu, étale sa verdure et ses fleurs multicolores. «C’est une maison que j’ai louée telle qu’elle était, avec ses meubles et sa décoration. J’aime m’installer dans un endroit où tout est prêt pour vous recevoir. C’est la raison pour laquelle j’apprécie de me retrouver parfois à l’hôtel».
Chez lui, résident en permanence ses compagnons à quatre pattes. Un chat au pelage gris cendré s’étire langoureusement sur le divan, tandis que Sophie et Road, les deux chiens, gambadent à l’extérieur, essayant d’aguicher le hamster qui pointe son museau entre les barreaux de la cage. Il en manque un à l’appel : Henry le vagabond. «Henry représente une énigme. C’est un chien que nous avons trouvé et adopté, mais qui continue néanmoins à vivre sa vie, faite de fugues et de retours surprenants. C’est le clochard de la région. Il sillonne les environs dans un rayon de soixante kilomètres. Les premières fois, je le croyais perdu et je promettais une forte récompense à qui le ramènerait. J’ai très vite compris que ce petit jeu me coûterait une fortune. Pourquoi aller contre nature, Henry est heureux comme ça. Il connaît tout le monde. Les  gens lui donnent à manger. Pour remercier les plus accueillants, il reste quelques jours et puis s’en va. Alors, au hasard d’un marché matinal, on peut rencontrer Henry le chien… ou Brigitte Bardot la star, foulard sur la tête et panier au bras. Elle fait ses courses discrètement, saluant ici et là les pompiers de la proche caserne ou le facteur en tournée.»
Même s’il «monte» quotidiennement à Paris, William Sheller ne trouve le repos et le pouvoir de création que dans sa paisible retraite. Dans une pièce sous les toits, il a installé son piano et, dans le silence de la nuit, il cherche inlassablement des sonorités nouvelles. Son repaire est parsemé d’objets hétéroclites. «J’ai commencé une collection d’encriers. Je possède quelques exemplaires anciens et d’autres qui symbolisent à la fois l’imagination et le mauvais goût des Américains.»

L’Amérique

L’Amérique reste présente, bien qu’il se réclame de la culture européenne. «J’ai, dans ma famille, un véritable oncle d’Amérique : celui dont la richesse fait rêver. Il possède une plantation de sapins qui s’étend sur des dizaines et des dizaines d’hectares. Noël est, pour lui, une véritable aubaine.» Les USA, c’est aussi son père, un étrange migrateur. Il prépare actuellement un livre sur Fernand Legros. Fernand Legros est devenu, parmi beaucoup d’autres, un habitué de la maison. Les autres, ce sont les amis musiciens ou chanteurs, ceux avec qui il partage le même idéal. «Je voudrais réunir dans un même spectacle, Michel Jonasz, Alain Souchon, Catherine Lara et en finir avec cette formule qui veut qu’un artiste assure à lui seul une ou deux heures de scène.» La préparation de son prochain trente-trois tours l’accapare totalement. Plus le temps de monter à cheval ou d’errer près du lac. «En plus, je dois travailler sur un projet important de télévision. Une série d’histoires de la musique qui retracera, à l’aide de films parfois comiques, la vie des musiciens qui marquèrent leur époque.»
William Sheller a fait le tour de ses souvenirs, de ses rêves, de ses ambitions. Tout bon observateur devine une autre présence, une autre passion dans sa vie. Des jouets traînent dans le salon. Le hamster est l’animal favori des enfants. 16 h 30, l’heure de la sortie de l’école. On s’organise pour aller chercher les deux petites têtes blondes qui ressemblent étrangement au maître de maison. Inutile de poser des questions. William Sheller cultive son jardin secret. D’eux, on ne connaît que le prénom : Siegfried et Johanna.