Aub'hebdo
article de 1972

  • Un disque
    UNE MUSIQUE DE BETON
    «Lux aeterna»
    de W.Shuller (sic)
    (un 33 t. C.B.S N°65030)
    (par Alain Dran)

 


Il faut se faire une raison : la pop music n’est qu’un genre mineur parmi d’autres et ne recouvre plus, en tout cas, les phénomènes musicaux dans lesquels la jeunesse toute entière se reconnaît pour mieux renier les valeurs adultes. En clair : le retour au rock rejette la pop music des années soixante, la plus ambitieuse sur le plan esthétique, au rayon de la «récupération bourgeoise».
A en croire les spécialistes, la jeunesse populaire s’identifie en rock, laissant la pop music la plus élaborée à la jeunesse dorée et à la tranche des «20-30 ans», c’est-à-dire à la bourgeoisie.

Un somptueux compromis

Le disque Lux aeterna est une confirmation de ce phénomène. Dernière venue des tentatives de conciliation entre la pop et la musique classique, cette œuvre est le résultat d’un somptueux compromis.
Par son argument dramatique, «l’origine et l’aboutissement de l’ère chrétienne» elle rejoint des préoccupations des grands compositeurs du XVIIIe siècle, mais aussi celles de jeunes créateurs d’aujourd’hui  en quête d’une mythologie messianique. (La mode du boudhisme, puis celle du christianisme ne sont que des reflets déformés de ce besoin diffus du retour aux sources spirituelles).
Par sa structure, Lux aeterna se classe également parmi les genres rigoureusement «classiques» de l’oratorio, voir du poème symphonique. Enfin, la matière sonore réjouira beaucoup plus les mélomanes conventionnels que les «fans» privés de culture musicale.
En effet, s’il faut situer ce document sonore à coups de références, force est de citer Brian Auger (organiste de Julie Driscoli), et le Pink Floyd, pour les emprunts à la pop music; mais surtout le Bach de La passion selon Saint-Marc, pour l’utilisation des chœurs, le chevalier de Saint-Georges pour les phases concertantes, Carmina Burana pour quelques martèlements vocaux, Malher pour les cordes, Wagner pour le recours obsessionnel au leitmotiv et Penderecki pour quelques dérèglements instrumentaux prémédités. Dés lors, la pop music n’apparaît, ici que comme un alibi à une production qui se veut perfectionniste, et qui substitue l’emphase à la «défonce» pop. Pour aboutir, d’ailleurs à un impact émotionnel à peu près identique, grâce aux pulsions rythmiques.
Une question se pose, en fin de compte : est-ce une musique gratuite ?  Certainement pas. Nul ne construit gratuitement un tel échafaudage. Questions subsidiaires : musique bâtarde, ambitieuse ou prétentieuse ? Bâtarde, si l’on admet la confusion (voulue) des genres, n’implique pas qu’elle soit stérile, bien au contraire. Il s’agit même d’un environnement sonore extrêmement riche, qui offre une palette aux couleurs irisées (D’ailleurs, la musique classique, le jazz et le rock ont des racines hétéroclites).

Musique interrogative

Ambitieuse ou prétentieuse ? C’est la question-clef qui réclame une réponse subjective. «Je» la considère «ambitieuse», donc réussie, dans la mesure où les moyens mobilisés aboutissent à un résultat précis (Elle serait simplement prétentieuse si l’impact était inférieur à l’ampleur des moyens mis en œuvre). Expliquons-nous et tentons de convaincre (de faire partager) cette conviction intime :
Lux aeterna est la musique d’aujourd’hui, celle d’une époque qui se renie sans vraiment se transformer, une époque essentiellement interrogative. Le mode mineur qui domine ici reflète ce sentiment confus et collectif d’une civilisation sur le point de basculer. Prosaïquement : Lux aeterna s’écoute religieusement dans les conditions suivantes… par un dimanche après-midi d’automne gris, entre quatre murs de béton, tandis que la télé ratiocine creusement, tandis que «les autres» vont se faire déchiqueter sur la route, un «grog» bien tassé dans la main gauche, une pipe odoriférante dans la main droite et un paysage décadent derrière la fenêtre. Une musique qui convient aux H.L.M autant qu’aux hôtels particuliers.